50 ans du génocide cambodgien : « Pendant des années, il y avait la culture du silence »
Il y a cinquante ans, de 1975 à 1979, les Khmers rouges entraient dans Phnom Penh, vidant la capitale et envoyant sa population dans des camps de travail à la campagne. Environ deux millions de Cambodgiens ont perdu la vie, soit un quart de la population du pays. Comment cette mémoire du génocide est transmise aujourd’hui au Cambodge ?
Entretien avec Bruno Carette, grand reporter et documentariste spécialisé sur le Cambodge.
Ce jeudi 17 avril 2025 marque le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh, capitale du Cambodge, par les Khmers rouges. C’est le début du génocide où environ deux millions de Cambodgiens vont être tués entre 1975 et 1979.
TV5MONDE : Aujourd’hui, comment la mémoire autour du génocide est-elle maintenue ?
Bruno Carette, grand reporter et documentariste : Au Cambodge, ce n’est pas une journée de célébration. Il ne se passe pas grand-chose mais les choses évoluent et changent avec la nouvelle génération. Dans le pays, il y a deux journées importantes en lien : la Fête des morts (Pchum ben), célébrée le 2 novembre, et ce qui était appelé avant la Journée de la haine, le 20 mai.
C’est plutôt en France ou aux États-Unis que des manifestations sont organisées par la diaspora cambodgienne occidentale pour commémorer la chute des Khmers rouges (en 1979). Elle se mobilise pour que l’histoire ne reste pas enfouie. Par exemple à la Pagode de Vincennes ou encore au Forum des images avec la projection de films, de documentaires… (ndlr, jusqu’au 4 mai, le Cambodge est à l’honneur avec la thématique « Qui se souvient du génocide cambodgien ? »)
TV5MONDE : Est-ce qu’il y a un travail de transmission de la mémoire au Cambodge ?
Bruno Carette : Oui, il y a des associations qui œuvrent dans ce sens, notamment en cartographiant des charniers par exemple ou encore en diffusant des films. Il y a aussi un bus de la mémoire qui sillonne le pays pour raconter l’enfer dans les camps de travail des Khmers rouges depuis janvier 2024. Cette équipe de juristes enseigne les leçons des procès des dignitaires du régime et partage les preuves récoltées durant les vingt ans de procédure.
Le pays est également doté de plusieurs lieux de mémoire, comme l’ancien centre de torture Tuol Sleng à Phnom Penh, transformé en musée, ou encore le camp de Choeung Ek, principal lieu d’exécution et charnier de prisonniers.
TV5MONDE : Quel est l’impact de ce massacre encore aujourd’hui ?
Bruno Carette : Toutes les familles sont touchées. Pendant une vingtaine d’années, il y avait la culture du silence. Personne ne parlait car il y avait eu trop de souffrance. Mais la jeune génération s’y intéresse et les langues se délient. Chaque famille fait son deuil comme elle peut.
L’ancien premier ministre Hun Sen, qui a passé le pouvoir à son fils, est un ancien Khmer rouge, tout comme le reste du gouvernement. L’idée pour eux n’est pas de remuer le passé et de faire ressortir davantage d’éléments.
TV5MONDE : Comment ce génocide a été « réparé » ?
Bruno Carette : Il y a eu le tribunal spécial des khmers rouges ouvert en 2006 (ndlr, Il s’agit des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CET)). Les premières audiences ont commencé en 2009 et ont duré jusqu’en 2022 (ndlr, la cour parrainée par les Nations unies a rendu son dernier verdict en septembre 2022, mais sa mission n’est pas terminée pour autant). Trois dirigeants ont été jugés seulement. Les Cambodgiens voulaient que les « petits » cadres qui ont participé soient également condamnés alors que le gouvernement ne voulait juger que les dirigeants.
Ce procès a démarré plus de trente ans après les faits. Sur les trois, un seul est toujours vivant, Khieu Samphân. C’était l’un des dirigeants les plus importants du gouvernement Khmer rouge. Il a 93 ans et il est toujours en prison.
TV5MONDE : Est-ce qu’il y a une évolution concernant la reconnaissance de ces massacres ?
Bruno Carette : Du fait du tribunal spécial, rien n’est plus contestable. Les choses sont gravées dans le marbre. Depuis la fin du procès en 2022, des lois sont promulguées. Depuis le début de l’année 2025, la négation du génocide et des autres crimes commis par les Khmers rouges est passible d’un an à cinq ans de prison et une amende comprise entre 10 et 50 millions de riels (2 300 à 11 500 euros), bien au-delà des sanctions précédemment prévues.
Dates clés
- 17 avril 1975 : Arrivée des Khmers rouges au pouvoir. Prise de la capitale Phnom Penh et instauration de la République démocratique du Kampuchea. Pol Pot soumet le pays à un régime de terreur qui fera quelque deux millions de morts.
- 7 janvier 1979 : Chute de Phnom Penh. Les Vietnamiens installent un nouveau régime, avec le soutien de l’URSS contre les Khmers rouges, soutenus par la Chine.
- 27 septembre 1989 : Hanoï affirme avoir retiré toutes ses troupes du Cambodge.
- 23 octobre 1991 : Signature à Paris d’un traité de paix. Le Cambodge est sous tutelle de l’ONU jusqu’à l’organisation d’élections.
- 23 mai 1993 : Élection d’une Assemblée constituante.
- 24 sept 1993 : Nouvelle Constitution qui rétablit Norodom Sihanouk sur le trône. Son fils Norodom Ranariddh est élu premier Premier ministre, et Hun Sen nommé second Premier ministre, sous la pression de l’ONU.
- 7 juillet 1994 : Les Khmers rouges sont mis « hors la loi ».
- 8 août 1996 : 4 000 Khmers rouges, dont l’ex-ministre des Affaires étrangères leng Sary, se rallient au gouvernement.
- 5-6 juillet 1997 : Hun Sen évince Norodom Ranariddh et reste Premier ministre.
- 15 avril 1998 : Décès de Pol Pot à 73 ans.
- 6 mars 1999 : Arrestation de Ta Mok, dit le « boucher », dernier chef rebelle khmer rouge. Il décèdera en 2006 sans être jugé.
- 10 mai 1999 : Arrestation de l’ex-chef de la prison de Phnom Penh, Douch.
- 6 juin 2003 : Après des années de laborieuses négociations, les Nations unies et le gouvernement cambodgien signent un accord sur la mise en place d’un tribunal à participation internationale pour juger d’ex-dirigeants khmers rouges.
- 14 octobre 2004 : Norodom Sihamoni devient roi après l’abdication surprise de son père Norodom Sihanouk.
- Septembre/novembre 2007 : Arrestation du « frère numéro 2 » Nuon Chea, de l’ex-ministre des Affaires étrangères Ieng Sary, de son épouse Ieng Thirith, ex-ministre des Affaires sociales, et du chef de l’État khmer rouge, Khieu Samphan.
- 17 février 2009 : Début du procès de Douch, première procédure du tribunal.
- 26 juillet 2010 : Douch condamné en première instance à 30 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
- 27 juin 2011 : Début du procès, immédiatement renvoyé, de Nuon Chea, Ieng Sary, Ieng Thirith et Khieu Samphan, les quatre plus hauts responsables khmers rouges encore en vie.
- 17 novembre 2011 : Ieng Thirith, démente, est jugée inapte à comparaître mais reste en détention. Elle sera finalement libérée en septembre 2012.
- 21 novembre 2011 : Reprise des audiences du procès de Nuon Chea, Ieng Sary et Khieu Samphan, tous octogénaires. Il a été découpé en plusieurs segments pour tenter d’arriver à un verdict plus rapidement. Ce premier segment se concentre sur les déplacements forcés de population.
- 3 février 2012 : Douch condamné en appel à la perpétuité.
- 15 octobre 2012 : Décès de l’ancien roi Norodom Sihanouk.
- 14 mars 2013 : Décès de Ieng Sary à l’âge de 87 ans.
- 28 juillet 2013 : Le parti du Premier ministre Hun Sen remporte à nouveau les législatives mais l’opposition crie à la fraude et conteste les résultats, ouvrant une crise politique qui durera un an.
- 30 juillet 2014 : Début du deuxième segment du procès de Nuon Chea et Khieu Samphan. Ces audiences incluront notamment les accusations de génocide, qui concernent uniquement les Vietnamiens et la minorité des Chams musulmans.
- 7 août 2014 : Nuon Chea et Khieu Samphan sont condamnés à la prison à vie pour crimes contre l’humanité dans le cadre du premier procès.
Par Maeliss Orboin – TV5 Monde – 17 avril 2025
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