Cambodge : la nouvelle vie sur les routes du tribunal des Khmers rouges
A l’ombre d’un bus transformé en musée sur roues, Mean Loeuy, 71 ans, raconte à un groupe d’enfants l’enfer qu’il a traversé dans un camp de travail des Khmers rouges.
« Au début, on partageait un bol de riz entre dix personnes », raconte cet homme de 71 ans, qui a perdu plus d’une dizaine de membres de sa famille à cette époque.
« A la fin, c’était un grain de riz avec de l’eau dans la paume de la main, ajoute-t-il, décrivant le camp « comme une prison sans murs ».
Depuis janvier 2024, une équipe de juristes sillonne le Cambodge pour enseigner aux écoliers les leçons des procès des dignitaires du régime génocidaire, et partager les preuves récoltées durant les 20 années de procédures — avec l’appui de survivants, dont le témoignage continue de captiver les plus jeunes.
Ce programme est le dernier né des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC): la cour parrainée par les Nations unies a rendu son dernier verdict en septembre 2022, mais sa mission n’est pas terminée pour autant.
Au Cambodge, où deux tiers des habitants a moins de 30 ans, une majorité de la population a grandi sans avoir vécu les horreurs sous Pol Pot entre 1975 et 1979, ni les 20 années de conflit civil qui ont suivi.
Jeudi marque le 50e anniversaire de la chute de Phnom Penh aux mains des Khmers rouges.
Les jeunes n’ont généralement qu’une vague idée de la période la plus sombre de l’histoire de leur pays, hantée par le massacre d’environ deux millions de personnes, mortes de faim, de maladie, d’épuisement au travail, ou assassinées.
60.000 enfants
Des groupes d’enfants se pressent dans l’autocar climatisé, spécialement aménagé pour une leçon d’histoire interactive, avec BD, tablettes et autres supports pédagogiques.
Par une chaude journée de fin mars, ce musée mobile a déployé son barnum dans la cour d’un lycée de Phnom Srok (nord-ouest) — à une dizaine de kilomètres du lac de Trapeang Thma, considéré comme l’un des camps de travail les plus meurtriers des Khmers rouges, où les victimes se comptent en milliers.
Dans un temple de la ville, les crânes des victimes des Khmers rouges sont alignés sur des étagères.
Mouy Chheng, 14 ans, confie avoir du mal à croire la « brutalité » du régime ultra-maoïste. « Mes parents m’en ont un peu parlé », explique-t-elle. « Aujourd’hui, je comprends bien mieux. »
L’opération a touché plus de 60.000 enfants et adolescents dans 92 établissements en 2024, et vise 100 écoles pour cette année.
Dans une salle de classe, Ven Pov fait circuler un micro parmi quelque 150 lycéens.
« Pourquoi Pol Pot n’a-t-il pas été jugé ? », « Pourquoi n’a-t-on pas appliqué la peine de mort ? », « Comment est-il possible que la famine ait tué à ce point ? », lancent-ils à tour de rôle.
L’ancien avocat des parties civiles essaye de dissiper leurs doutes, bien qu’il assure ne pas avoir la réponse à tout: lui-même se demande toujours pourquoi les Khmers rouges ont commis de telles atrocités.
« Nous devons faire plus de recherches », explique-t-il.
« Héritage »
Dans un nouveau rôle après la fin du procès, les CETC conservent dans la capitale Phnom Penh des centaines de milliers de documents ouverts aux chercheurs et autres curieux.
« La justice et la réconciliation vont main dans la main », insiste Ven Pov, 56 ans.
L’ancien Premier ministre Hun Sen a mis l’accent sur la paix et la cohésion sociale, mais des chercheurs et critiques regrettent l’instrumentalisation de la politique mémorielle à son profit, et sa réticence à poursuivre plus de cadres khmers rouges.
Les CETC n’a condamné que trois dignitaires. D’anciens chefs du mouvement ultra-maoïste vivent toujours en liberté, sans crainte de poursuites.
« La justice transitionnelle ne concerne pas seulement ceux qui ont commis les crimes, c’est aussi une question d’héritage symbolique pour la société », explique Timothy Williams, professeur à l’université de la Bundeswehr à Munich.
« Le bus pédagogique aurait pu démarrer il y a quinze ans », poursuit-il, mais « c’est important à une époque qui a vu le renforcement du pouvoir autoritaire. Les leçons du passé sont déterminantes ici. »
Agence France Presse – 17 avril 2025
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