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Une génération franco-cambodgienne en quête de mémoire, 50 ans après l’horreur des Khmers rouges

Après plusieurs années de guerre civile, Phnom Penh tombe entre les mains des Khmers rouges le 17 avril 1975. Pendant quatre ans, le régime du Kampuchéa démocratique multiplie les atrocités et mène près de deux millions de personnes à la mort. Nombre de Cambodgiens choisissent l’exil, et beaucoup refont leur vie en France. Cinquante ans après, leurs enfants cherchent à se saisir d’une histoire familiale souvent tue, dans une quête d’identité parfois complexe. 

Dans une petite salle de la MJC de Lognes, en Seine-et-Marne, maître Ang Pich, en direct du Cambodge, revient sur son travail de co-avocat principal des parties civiles aux procès des dirigeants Khmers rouges. Dans le public, on s’interroge sur la distinction entre crimes contre l’humanité et génocide, sur le bilan de cette justice et les suites à lui donner. Mais on s’interroge aussi sur les questions de mémoire et d’héritage. « Beaucoup reste à faire » sur ce sujet, explique l’avocat.

Après avoir mené à leur terme les procédures judiciaires en 2022, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), ont continué à assumer des « fonctions résiduelles ». Parmi lesquelles lancer et soutenir différents projets pour informer le public et organiser des dialogues intergénérationnels. Un centre pédagogique itinérant sillonne ainsi les routes du pays pour évoquer cette période sombre du Cambodge, notamment auprès d’une jeunesse née bien après les évènements.

Une mémoire fragmentée

Dans un pays où 70% de la population a moins de 30 ans, « les jeunes ne s’intéressent pas beaucoup à l’histoire, n’en parlent pas et ne sont pas très sensibles à la problématique des Khmers rouges », estime maître Ang Pich. Et de l’autre côté, beaucoup de « victimes [du régime] souffrent quand elles parlent, ça leur fait remonter des souvenirs, donc elles préfèrent se taire ». Il espère néanmoins que cela change avec les travaux des CETC. Ces procès ont permis à certaines langues de se délier. « Dans certaines familles, des victimes se sont mises à parler de ce qu’elles ont vécu aux jeunes, à leurs enfants et petits-enfants. »

Délier les langues, c’est précisément l’objectif de Fragmentis vitae asia qui a organisé cette rencontre avec l’avocat cambodgien. Créée il y a deux ans par des Franco-Khmers dont les parents ont fui le régime de Pol Pot, la jeune association cherche à « transmettre la mémoire » de cette génération de réfugiés. D’abord avec un mémorial dédié aux victimes, inauguré ce 17 avril à Lognes, cinquante ans après la chute de Phnom Penh aux mains des Khmers rouges. Puis avec un film-documentaire et enfin une plateforme en ligne pour recueillir et consulter les témoignages des rescapés.

Ces trois piliers du projet « Fragments #KH50 » ont pour vocation de pousser les anciens à raconter leur parcours et à initier un dialogue entre les générations. Un moyen de « rassembler et reconstituer une mémoire » collective dont chacun possède un « fragment », explique le président de l’association, Sun-Lay Tan. « J’ai un bout, qui correspond à l’histoire de mon père, de ma mère. Mais ce n’est qu’un morceau. En l’assemblant avec les fragments de quelqu’un d’autre, on pourra ne plus avoir de cassure dans le récit. » 

Le silence des parents

Plus qu’un devoir ou un travail de mémoire, Sun-Lay Tan explique cette démarche par ce qu’il appelle « un besoin de mémoire » pour ceux de sa génération. « Parce qu’on a été confronté au silence de nos parents », précise-t-il. Un silence parfois lourd de conséquences : « On n’a pas à leur reprocher de ne pas en parler, mais, nous, on a besoin de savoir ce qui s’est passé. Parce que toute notre vie, il nous a manqué quelque chose pour construire notre identité, pour nous construire en tant qu’adulte. Il nous a manqué une histoire familiale qu’on pouvait transmettre, dont on pouvait être fiers. »

Dans beaucoup de familles khmères ayant traversé cette période, le sujet reste tabou. Pour de multiples raisons. La crainte de voir ressurgir des souvenirs douloureux, une forme de pudeur ou de réserve, une éducation qui laisse peu de place à l’expression des sentiments… Rescapée du régime khmer rouge, Christine Daravie Pons fait partie de cette première génération arrivée en France avec sa famille en 1982. Elle y voit aussi un trait culturel. « On croit au karma, explique-t-elle. On se dit que ça fait partie de notre vie et ça fait partie du passé, donc pourquoi revenir dessus ? C’est inutile. C’est une croyance bouddhiste qui nous permet de relativiser les choses sans rester dans le drame. »

Malgré la réticence des aînés, une forme de dialogue s’est installé sous la pression de certains jeunes de la famille qui s’intéressent au sujet. La barrière de la langue rend parfois les échanges compliqués, mais « au fil du temps, on arrive à mieux discuter », notamment lors des fêtes familiales et les cérémonies religieuses à la maison ou à la pagode. « On se réunit et on essaie de parler et d’exorciser un peu cet interdit ou cette volonté d’oublier le passé douloureux », confie-t-elle. Or, c’est souvent à travers ce genre d’évènements que les enfants de cette première génération ont pu saisir des parcelles de leur histoire.

Reconstituer le puzzle

Dans la famille du réalisateur Virak Thun, le dialogue avec les parents a toujours été compliqué et la transmission difficile. Alors pour en apprendre plus sur leur parcours, il est passé par des voies détournées. « Des fois, je demandais à ma grande sœur ou à mon grand frère. Des fois, je regardais dans le livre, je trouvais des photos ou j’essayais de fouiner. Et parfois, c’était dans des réunions de famille, entre deux anecdotes racontées par les parents à leurs amis ». Il prenait ainsi « ces fragments » et reconstituait son « propre puzzle », mais qui n’était jamais complet « parce qu’il y avait toujours des éléments qui manquaient », déplore le scénariste.

Ce puzzle, Olivier Chhu l’a aussi recomposé minutieusement au détour des dîners familiaux. « Depuis que je suis enfant, j’entends parler de ces histoires à table lors des réunions de famille, témoigne cet ingénieur, qui a rejoint l’association Fragmentis il y a plus d’un an. On avait quelques bribes d’histoire, ils nous racontaient quelques anecdotes. Mais elles durent 5-10 minutes et après, ils passent à autre chose. Parce qu’on sent que l’émotion les gagne » Alors pour ne pas les brusquer, il préfère les relancer quand ils lui « tendent des perches » plutôt que de leur poser les questions trop directement.

Cela lui a permis de prendre conscience de ce que ses proches avaient vécu et de s’en nourrir. « Je me suis toujours posé la question de qui j’étais, d’où je venais, d’où mes parents, mes grands-parents venaient et ça n’a jamais été très clair jusqu’au moment où, à travers ces anecdotes, j’ai conscientisé tout ça et me suis réapproprié leur histoire. » S’il n’a jamais eu de crise identitaire, la question de cet héritage fragmenté l’a toujours habité. « Ça vit en moi quelque part », confie-t-il. 

Comme pour Olivier, ce sujet a « infusé » toute l’enfance de Pech, une étudiante de 26 ans dont les parents ont aussi fui le Cambodge. Mais c’est surtout par les absents et les disparus, qu’elle a compris très tôt la tragédie familiale. D’abord quand ses parents lui ont expliqué pourquoi elle n’avait pas de grand-père puis en apprenant la mort de membres de la famille dont elle ignorait jusque-là l’existence. « De temps en temps, je pose des questions à mes parents, mes oncles et tantes, ma grand-mère », raconte-t-elle. « C’est un peu comme un puzzle qui se reconstitue, mais juste avec le temps, naturellement ».

Les tantes et les grand-mères

Contrairement à d’autres, le père et la mère de Pech en parlent assez librement. Ils se tiennent en revanche à l’écart de tout ce qui traite des Khmers rouges. « Ils n’en voient pas l’intérêt. Vu qu’eux, ils l’ont vécu. Moi, j’ai un véritable désir de connaître ce qui s’est passé ». Même dans les familles où les échanges sont plus faciles, cette seconde génération avance prudemment et doit lire entre les lignes, négocier avec les non-dits, les angoisses silencieuses, les ombres projetées. Et quand parler avec les parents est trop compliqué, recomposer la mosaïque passe alors par les autres.

Pour le réalisateur Virak Thun, une partie de la transmission s’est opérée via sa tante, qu’il considère comme une « deuxième maman ». Elle a fui le pays avec sa famille, et a gardé des liens étroits avec sa sœur une fois installée en France. Un moyen de palier au manque de communication familial. « Elle fait partie de notre éducation, donc j’avais toujours une personne qui était là pour nous raconter des anecdotes de mon père, de ma mère, de son parcours réel et le parcours des parents. »

Dans le cas du journaliste et président de Fragmentis, c’est sa grand-mère qui lui a appris l’histoire de ses parents. Et c’est un schéma que Sun-Lay Tan a retrouvé dans beaucoup d’autres familles franco-cambodgiennes. « J’ai constaté que beaucoup de personnes comme moi ont eu un grand-parent qui lui a raconté cette histoire-là ». Selon lui, « la transmission est beaucoup plus simple quand ça saute de génération parce que le grand-parent a un autre rapport avec son petit-enfant. »

Pour les petits-enfants

Or, 50 ans après le drame, la génération des parents est devenue une génération de grand-parents. C’est ce qui a entre autres poussé l’association a initié ce projet de mémorial et de compulser ces témoignages. « On s’est dit : bien, ils n’ont pas raconté à leurs enfants, mais peut-être qu’ils auraient envie de le raconter à leurs petits enfants. Et c’est le moment ou jamais ». D’autant qu’avec les années, ces rescapés et leurs voix uniques disparaissent petit à petit. Et provoquent autant de cassures dans le récit.

Mais pour cette seconde génération, l’enjeu n’est pas seulement de se réapproprier l’histoire de leurs parents, c’est aussi de la transmettre à leurs propres enfants. Pour qu’ils ne souffrent pas des mêmes interrogations, des silences, des trous dans leur quête identitaire. Et qu’ils « comprennent » et puissent « être fiers » de cet héritage et de ces récits exceptionnels où le courage et la résilience ont la part belle.

« Maintenant que je suis maman, j’essaie d’éduquer mes enfants en leur expliquant d’où ils viennent », explique Pitou Hoeung, présidente de l’association Selepak Khmer, une école de danse cambodgienne à Lognes. Car « si les parents n’en parlent pas, l’enfant va chercher son identité en grandissant, va chercher d’où est-ce qu’ils viennent. Il leur manquera quelque chose. » D’autant que même quand les parents parlent librement de ce qu’ils ont traversé, comme c’est son cas, cette problématique demeure vive. « J’ai eu une enfance heureuse en France, mais je ressens quand même ce manque de mes origines. Je me cherche toujours. »

La quête de toute une génération

Ces questionnements personnels sont loin d’être des cas isolés. Comme en témoignent les échanges avec le public organisés par le média associatif Banh Mi de Linda Nguon, lors d’un épisode spécial consacré à ce sujet. Une émission dont l’invitée Malika Ung, a réalisé en 2022 un documentaire sonore, puissant et intime, qui restaure, à travers l’exode de ses parents, la mémoire familiale. Reste interroge aussi la transmission du passé, avec ce traumatisme que son père préfère « enterrer » pour ne pas « le transmettre aux enfants ». Une démarche qui a permis à la réalisatrice de comprendre que « ce n’était pas si tabou que ça » si « on créait un espace pour » en parler.

L’année dernière, l’association Pouma’Khmer a également organisé près de l’Hôtel de Ville à Paris une exposition intitulée « Lettres à nos ancêtres ». À travers une collection de photos et de lettres d’archives, ce collectif d’amis franco-cambodgiens a ainsi pu mettre en lumière les parcours migratoires de leurs parents et grands-parents. Un moyen de retracer leurs histoires et de leur rendre hommage sur le thème de cette mémoire collective et familiale. Et de donner des éléments de compréhension et de contexte à une diaspora en quête d’identité.

Autant d’initiatives qui prouvent que toute une génération cherche aujourd’hui à renouer avec ses racines, même si elles sont complexes et douloureuses. Ce mémorial dédié aux victimes et aux rescapés du régime de Pol Pot qui est inauguré ce 17 avril à Lognes est un double symbole. Celui des 50 ans passés mais aussi des 50 ans à venir, car c’est le premier monument porté par des membres de la seconde génération de Cambodgiens de France. Avec l’espoir qu’il serve de « source d’inspiration et de force » à toutes les générations futures. 

Par Baptiste Condominas – Radio France Internationale – 17 avril 2025

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