Les «montagnards», grands oubliés de la guerre du Vietnam
La chute de Saïgon il y a cinquante ans, le 30 avril 1975, marque la fin de la guerre du Vietnam. Pendant près de deux décennies, ce conflit majeur a opposé le Nord communiste au Sud, soutenu par les États-Unis. Les combats ont été dévastateurs pour les deux camps, mais ils ont touché aussi de plein fouet les ethnies minoritaires vivant dans les montagnes centrales du pays. Des communautés prises entre deux feux et qui en paient encore aujourd’hui les conséquences.
Situé au carrefour de plusieurs civilisations, le Vietnam est composé d’une mosaïque culturelle riche et diverse. Officiellement, le gouvernement reconnaît 54 ethnies différentes réparties sur son territoire, avec leurs langues et leurs traditions propres. Les Viet (ou Kinh) constituent la majorité de la population du pays. Mais ces derniers ont toujours entretenu des rapports conflictuels avec les groupes minoritaires, autrefois qualifiés de « moi » (« sauvage » en vietnamien).
Nombre de ces ethnies vivent dans les Hauts Plateaux, une région montagneuse difficilement accessible située au centre du pays. Traditionnellement animistes, elles sont restées attachées à leurs coutumes ancestrales et à leurs terres. Au cours de l’histoire, différences culturelles et tensions territoriales les ont régulièrement opposés aux royaumes Viet qui s’étendaient vers le sud. Leurs jungles sont demeurées un domaine impénétrable et ils ont toujours préservé leur indépendance, jusqu’à la conquête française au XIXe siècle. Les Français qualifient alors les habitants de cette région, toutes ethnies cofondues, de « montagnards ». Un terme générique qui est resté depuis.
Missionnaires et administrateurs coloniaux ont longtemps œuvré pour convertir ces peuples autochtones au catholicisme et transformer ces régions fertiles en plantations de caoutchouc et de café. Lorsque la guerre d’Indochine éclate en 1946, les indépendantistes du Vietminh et les colons français se disputent le soutien de ces minorités. Les deux belligérants leur promettent plus d’autonomie. Certains clans se rallient à l’occupant français, les autres aux nationalistes vietnamiens. Mais au jeu de « diviser pour mieux régner », la France perd. Les accords de Genève en 1954 mettent fin à l’Indochine française et coupent le pays en deux.
Une région hautement stratégique
Dans la guerre du Vietnam qui se dessine, les Hauts Plateaux occupent une position géopolitique et militaire stratégique. Cette région « relie le nord au sud du pays, constitue une porte d’entrée vers Saïgon et sert également de point de connexion avec le sud du Laos et le nord-est du Cambodge », explique la chercheuse et enseignante Anh Minh Nguyen Dang, rattachée à l’université de Toronto, qui rappelle que selon le général vietnamien Giap « celui qui contrôle les Hauts Plateaux dominera le Vietnam et l’Indochine. »
Comme lors de la guerre d’indépendance, le contrôle de cette zone devient essentiel pour les communistes du Nord et leur adversaire sud-vietnamien, soutenu par les Américains. Or, pour contrôler ce territoire, les acteurs du conflit doivent rallier la population locale. « Les Américains et les Vietnamiens étaient des étrangers dans cette région, méconnaissant son climat, son relief, sa culture et ses habitants », rappelle l’historienne. « Dès lors, l’appui, l’adhésion ou l’engagement des populations autochtones était un facteur déterminant dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies militaires adaptées, ainsi que dans l’expansion de l’influence et l’obtention d’un soutien local ».
La stratégie des « trois ensembles »
Dans cette optique, l’armée nord-vietnamienne opte pour la stratégie des « trois ensembles », consistant à « manger ensemble, vivre ensemble et travailler ensemble » avec la population locale. « Les soldats des unités de propagande s’installaient dans les villages, partageaient le quotidien des habitants, participaient aux travaux agricoles, apprenaient leur langue, s’imprégnaient de leurs coutumes et finissaient par être considérés comme des membres à part entière de la communauté », analyse la chercheuse Anh Minh Nguyen Dang. Une dynamique d’intégration qui s’avère payante, d’autant que le gouvernement du Sud s’aliène une partie de ces populations.
Lorsque le président Ngo Dinh Diem accède au pouvoir en 1955, il lance un vaste programme de réforme agraire dans les montagnes. Des villages sont déplacés de force, des terres confisquées. En réponse, un Front de libération des montagnards est créé dès 1955, qui devient ensuite le mouvement Bajaraka (basé sur le nom des ethnies Bahnar, Jarai, Rade et Kaho). Il organise notamment une manifestation de masse à l’été 1958, réprimée par le régime de Saïgon.
La politique discriminatoire du Sud pousse de nombreuses communautés dans les bras des communistes du Nord, qui brandissent la promesse d’une autonomie renforcée. Ces derniers recrutent et entraînent des milliers de montagnards pour les former à la guérilla et à l’idéologie marxiste. La CIA considère en 1961 qu’environ la moitié de la population des groupes minoritaires du centre, estimée à un million, est acquise à la cause du Viet-Cong. Un ancien leader du Bajaraka fonde même un Mouvement pour l’autonomie des montagnards au sein des forces communistes.
Raisons économiques
De leur côté, les États-Unis – qui soutiennent activement le gouvernement de Saïgon – comprennent qu’il faut endiguer l’influence communiste dans cette région, d’autant que ces populations locales peuvent être des alliés précieux. Des conseillers militaires américains se rendent dans les villages, forment et équipent des hommes. Ils leur donnent accès à des soins médicaux. Des Groupes de défense civile indigène (CIDG), des milices villageoises, sont créées.
Sur le plan politique, les Américains poussent également les gouvernements successifs du Sud à mener des politiques plus favorables aux montagnards, avec une meilleure représentation politique et un respect de leurs droits civils. Un moyen d’apaiser les tensions avec les plus revendicatifs d’entre eux, comme le Front uni de lutte pour les races opprimées (Fulro). Une organisation autonomiste qui tente de profiter de la situation pour faire avancer la cause des minorités et mènent des coups d’éclat, dont une rébellion de combattants montagnards dans des camps américains en 1964.
Néanmoins, si des membres de ces groupes ethniques rejoignent l’armée sud-vietnamienne, c’est avant tout pour des raisons économiques. « À l’époque, la solde d’un soldat de la République du Vietnam [le régime du Sud] suffisait souvent à subvenir aux besoins de toute une famille, souligne Anh Minh Nguyen Dang. Et en cas de décès, sa famille continuait de percevoir une allocation mensuelle. » Mais l’historienne rappelle que l’engagement d’un individu pour un camp ou l’autre reposait aussi sur une répartition géographique.
Une forêt au cœur du conflit
Les Hauts Plateaux sont alors officiellement sous le contrôle du gouvernement sud-vietnamien. Les montagnards recrutés par le régime de Saïgon ou par les forces américaines vivent généralement dans des villages situés en périphérie des centres urbains, à proximité des postes militaires. Alors que ceux qui intègrent l’armée nord-vietnamienne résident dans des villages reculés, aux abords des forêts ou près des frontières avec le Laos et le Cambodge. Car les forces communistes utilisent la jungle et les sentiers forestiers pour s’infiltrer dans la région.
Pour l’armée nord-vietnamienne, s’emparer des Hauts Plateaux signifie établir un arrière-front solide, garantissant un soutien logistique et opérationnel à grande échelle. Une base d’opérations privilégiée notamment en raison de la population civile clairsemée, de la forêt dense et de la proximité de la piste Ho Chi Minh. Ce réseau de routes et sentiers permet aux communistes de ravitailler en matériel et en nourriture leurs troupes au sud. C’est donc un enjeu stratégique, qu’il faut développer et exploiter pour les uns, et qu’il faut détruire et saborder pour les autres. L’armée américaine, en particulier les Forces spéciales, installe des camps de base dans la zone.
Dans cette région de forêts denses aux conditions hostiles, tristement célèbre pour le paludisme, les populations locales représentent un atout considérable. Chasseurs et pisteurs adaptés à ce climat rigoureux, les montagnards connaissent parfaitement leur environnement, maîtrisent les langues et les coutumes locales, possèdent un vaste réseau social. D’autant que certains ont déjà acquis, lors de la guerre d’Indochine, une expérience du combat. Leurs activités militaires comprennent la surveillance des frontières, des embuscades, des missions de reconnaissance et des opérations logistiques.
Destructions environnementales et culturelles
On ignore précisément combien d’entre eux se sont battus aux côtés des nord-vietnamiens, mais on estime à plus de 40 000 ceux qui se sont engagés avec les Américains. Dans un cas comme dans l’autre, la guerre a été dévastatrice pour ces minorités ethniques. S’il n’existe pas de chiffres précis concernant le nombre de morts parmi ces populations, l’anthropologue Gerlad Hickey évalue les pertes à plus de 200 000 individus. Ce qui représente 20 % de leur population, sur le million de montagnards que comptait le Sud-Vietnam en 1960.
Le chercheur estime également que 85 % de leurs villages ont été détruits ou réinstallés de façon permanente en 1975, perturbant leur mode de vie, entièrement dépendante de leur environnement. « Toute la vie économique, politique, sociale et religieuse de ces communautés tourne autour de la forêt, qu’elles considèrent comme leur “mère” », explique la spécialiste des Hauts Plateaux, Anh Minh Nguyen Dang. Les montagnards y sont profondément liés : « La forêt fait partie du village, et inversement. L’homme naît dans la forêt et vit grâce à elle, et quand il meurt, il retourne à la forêt des ancêtres ».
Or, durant la guerre, les montagnes du centre sont très fortement touchées par les bombardements aériens et par l’agent orange répandu par les Américains pour défolier les arbres. Car la jungle constitue un élément essentiel de la stratégie nord-vietnamienne pour se cacher, se protéger, se déplacer et organiser ses attaques. « La guerre a détruit la forêt, c’est-à-dire l’espace vital et le flux de vie des habitants des Hauts Plateaux », résume l’historienne. La guerre a aussi interrompu les pratiques culturelles en déplaçant les populations et a brisé la cohésion des familles et des clans en fonction de leur engagement dans tel ou tel camp.
Les stigmates de l’après-guerre
Lorsque les troupes communistes renversent le gouvernement de Saïgon au printemps 1975, la guerre s’achève et, pour les populations des montagnes, les chances d’obtenir leur autonomie s’envolent. Les dirigeants du Vietnam réunifié ne tiennent pas leurs promesses et nationalisent les terres des Hauts Plateaux. Dès la fin des années 1970, des programmes visant à développer de « nouvelles zones économiques » sont lancés dans la région, les Vietnamiens d’ethnie Kinh y migrent massivement. De nombreux villageois perdent leurs terres ancestrales. La forêt est exploitée et défrichée, convertie en terres agricoles.
Avec la fin de la guerre, beaucoup de montagnards ayant combattu pour le Sud ont émigré aux États-Unis ou ont été envoyés dans des centres de rééducation. Ceux qui ont combattu pour le Nord sont retournés dans leur village, certains ont intégré la nouvelle administration. Mais pour d’autres, le combat s’est poursuivi. L’aile anticommuniste du Front uni de lutte pour les races opprimées (Fulro) a continué à opposer une résistance armée dans les années 1980 pour l’autonomie des minorités. Les derniers membres de l’organisation ont rendu les armes en 1992.
Mais les populations des Hauts Plateaux ont continué à lutter pour leurs droits par d’autres moyens. En février 2001, des milliers de personnes ont participé à des manifestations pour réclamer la restitution de leurs terres. Marches et sit-in se sont poursuivies en 2002, 2004 et 2008. En 2023, des attaques coordonnées à l’arme à feu contre des bureaux de l’administration locale ont fait neuf morts dans la province de Dak Lak. Une affaire de « terrorisme » pour les autorités vietnamiennes, qui accusent les assaillants et leurs complices de se battre pour un État indépendant montagnard.
Aujourd’hui, les 1,5 million d’habitants des Hauts Plateaux issus de ces minorités éthniques restent pour la plupart marginalisés dans la société vietnamienne. Beaucoup continuent de réclamer la restitution de leurs terres et de leurs droits, et dénoncent la répression du gouvernement. Les questions de propriété foncière, de préservation de la culture et des langues, d’accès à l’éducation, aux soins et aux ressources, demeurent des préoccupations très vives. Cinquante ans après une guerre qui a bouleversé leur mode de vie, les plaies sont toujours ouvertes.
Par Baptiste Condominas – Radio France Internationale – 30 avril 2025
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