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Un ancien boat people vietnamien, seul survivant de sa famille, raconte la tragédie de l’exode

La chute de Saïgon le 30 avril 1975 a acté l’indépendance du Vietnam, près de 20 ans après le début d’un conflit meurtrier avec les États-Unis. Cette date est aussi synonyme d’un exode massif de Sud-Vietnamiens fuyant le communisme. Les plus connus étaient les boat people et Tran Nhan Dinh est l’un d’entre eux.

Lorsque Tran Nhan Dinh a embarqué en pleine nuit sur un bateau de pêcheurs avec toute sa famille, il s’imaginait trouver l’exil à l’étranger. Telle était la promesse faite aux boat people fuyant le régime communiste nouvellement installé à Saïgon depuis le 30 avril 1975. Mais sur les quelque deux millions de migrants vietnamiens partis, l’ONU estime qu’entre 200 000 et 400 000 ont péri en mer. Tran Nhan Dinh a failli faire partie de cette dernière catégorie.

Le jeune homme a grandi à Saïgon (aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville) avec ses sept frères et sœurs dans le bruit des bombardements de la guerre du Vietnam et la peur du communisme. De Hanoï, le père avait fait route vers la capitale du Sud en 1954, après la bataille de Dien Bien Phu actant la fin de la guerre d’Indochine. « Mon père était propriétaire d’une cinquantaine de maisons sur la côte, à Hai Phong, qu’il faisait louer. Ça ne plaisait pas aux communistes », se souvient-il. C’est grâce au personnel de maison, allié à la cause rouge, qu’il apprend être fiché par les autorités et qu’il risque la mort en restant dans le Nord.

La fuite en 1978

Alors, quand le Front national de libération du Sud Vietnam (les Viet Cong) envahit Saïgon en 1975, fuir une deuxième fois est une évidence. Tran Nhan Dinh est adolescent : « Mon père avait envoyé par bateau deux frères et une sœur en premier. Il ne voulait pas prendre le risque que l’on périsse tous dans une même embarcation. L’opération se passe bien, ils ont été accueillis dans des camps aux Philippines et se sont installés aux États-Unis où ils vivent encore aujourd’hui. Ça s’était bien passé, alors il a décidé que ce serait notre tour prochainement. »

L’année 1978 est celle de son départ. « Un bon ami de mon père de Hanoï a organisé la traversée en bateau. Je me souviens que mon père était très confiant, il me disait que c’était quelqu’un de confiance depuis des années », rembobine le sexagénaire. Le coût du voyage est conséquent : 12 lingots d’or par adulte, et 6 pour chaque enfant. « On est parti à Vung Tau (Cap Saint-Jacques) avec ma belle-mère, deux frères, ma belle-sœur, sa fille d’un mois, un cousin et moi. » Neuf au total. « Le départ a été reporté plusieurs fois et on ne savait pas vraiment pourquoi mais ça m’allait. J’étais jeune et innocent, je me disais que c’était une journée de plus à la plage. »

« C’était impossible qu’on s’en sorte »

Un jour, en début de soirée, le départ est donné. « Nous avons embarqué dans un bateau qui avait trois niveaux : les hommes étaient dans la cale, les femmes et les enfants au milieu et l’équipage au premier étage. Je pense qu’il devait y avoir environ 400 personnes sur un bateau de 30 mètres », se souvient-il. Sa voix se tord, ses yeux rougissent : « Avec du recul, je me rends compte que c’était impossible qu’on s’en sorte. C’était un bateau fait pour naviguer dans le delta du Mékong ou sur les côtes, pas en pleine mer… » Sur le navire, les migrants se voient donner une banane, un peu d’eau et un médicament contre le mal de mer. « En réalité, je pense qu’il s’agissait de somnifères car nous avons tous sombré rapidement. »

Il y avait des gens qui criaient, qui pleuraient… Des valises flottaient. Je n’oublierai jamais ce moment.

Mais Tran Nhan Dinh a le sommeil léger. Quand il se réveille, son bras est trempé, il s’empresse de chercher sa famille. Le bateau est en train de couler. Un de ses frères, à peine réveillé, le somme de sauter avec lui dans l’eau. « Un ancien militaire nous a dit qu’il fallait nager loin du bateau pour ne pas se faire aspirer. Il y avait des gens qui criaient, qui pleuraient… Des valises flottaient. Je n’oublierai jamais ce moment. Je ne sais pas combien de personnes sont restées bloquées dans le bateau. » Il fait nuit noire mais le phare de Vung Tau, au Vietnam, est encore visible. « Ça nous a fait dire qu’on avait dû faire 50 km en six heures grand maximum. »

Une petite dizaine de migrants parviennent à s’accrocher à une ligne de bouées flottantes. Tran Nhan Dinh et son frère en font partie, pas le reste de leur famille. « Deux ou trois cargos marchands sont passés à côté de nous, on a pensé à chaque fois être sauvés. Mais personne ne s’est arrêté. On a dérivé trois jours, sans nourriture, sans eau et en plein soleil. Le deuxième jour, mon frère a lâché la bouée. » Et a disparu en mer. « J’ai espéré pendant trente ans qu’un membre de ma famille me retrouve. Encore plus quand les réseaux sociaux sont arrivés. Mais rien. Maintenant je suis certain qu’ils sont tous morts. »

Seules cinq personnes ont survécu à ce voyage et ont trouvé leur salut à Tra Vinh, une petite ville du delta du Mékong. « On a été secouru par un homme qui nous a vu arriver près de la plage… S’il ne nous avait pas sauvés, on aurait à nouveau été emportés par la marée et personne n’aurait survécu », soupire-t-il. Il avait ensuite dû subir des contrôles des autorités avant d’être relâché.

Un traumatisme encore vif

Plusieurs semaines après être parti, il remet les pieds à Saïgon et retrouve l’aîné de la fratrie resté dans la maison familiale « au cas où quelqu’un reviendrait » : « Il m’a immédiatement dit qu’il allait chercher un autre bateau pour que je puisse partir mais j’ai refusé. Plus jamais. »

Tran Nhan Dinh a réussi à venir en France à la faveur d’une attestation d’hébergement effectuée par son oncle. Même s’il a attendu 1981 pour partir du Vietnam, l’option de tenter de fuir de manière illégale n’a plus jamais été envisagée.

À ce jour, il est encore « traumatisé ». Voyager en bateau est une angoisse extrême. « Cela peut être un problème en vacances car les gens ne comprennent pas forcément. Ils me disent que je sais nager, que je ne devrais pas avoir peur », souffle-t-il. Comme ce jour de voyage en voiture vers le Danemark : « Sur le ferry, mes amis m’ont proposé d’aller boire un café le temps de la traversée. Mais je n’ai pas pu. J’ai cherché les bateaux de secours et les bouées de sauvetage. Et j’ai attendu à côté jusqu’à l’arrivée. »

Je me suis rendu compte que si je ne racontais pas ce qu’il s’était passé, la mémoire se perdrait.

Depuis son arrivée en France, il s’investit dans la vie intellectuelle de la diaspora vietnamienne – il est le représentant français de Viet Tan, réseau actif qui souhaite promouvoir la démocratie et la réforme du pays considéré comme un parti dissident par Hanoï. Mais il tait son histoire personnelle. « Vers 2015, il y a eu un déclic. Je me suis rendu compte que si je ne racontais pas ce qu’il s’était passé, la mémoire se perdrait. Aux étudiants vietnamiens que je rencontre à Paris, je leur dit que c’est aussi ça la réalité de la guerre du Vietnam qu’ils n’ont pas connue. » Car si le Vietnam d’aujourd’hui jouit d’objectifs de croissance de 8 % – un rêve pour les économies européennes -, la guerre reste un sujet délicat à aborder. Au grand dam de ceux qui l’ont vécue.

Par Camille Philippe – Le Dauphiné Libéré – 3 mai 2025

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