La Thaïlande va-t-elle faire face à un nouveau coup d’État militaire ?
Confrontée à un conflit larvé avec le Cambodge voisin, la Première ministre de Thaïlande s’est attiré les foudres de l’armée. Ce qui, dans un royaume à l’histoire rythmée par de nombreux putschs, peut s’avérer un rien dangereux. Éclairage de l’hebdomadaire japonais “Nikkei Asia”.
Cela fait à peine deux ans. Deux ans que l’arrivée d’un gouvernement civil en Thaïlande a mis fin à dix ans de domination militaire. Mais déjà le centre de gravité politique du pays bascule, de nouveau, vers les forces armées.
Tout est parti de la tentative maladroite de la Première ministre, Paetongtarn Shinawatra [qu’on désigne généralement par son seul prénom], de résoudre un différend frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge. La divulgation de l’enregistrement d’une conversation à ce sujet entre elle et l’ancien Premier ministre cambodgien Hun Sen a provoqué la colère de l’opinion publique la semaine dernière.
Dans cet appel de dix-sept minutes, on entend Paetongtarn accuser un général à la tête de la région frontalière de faire obstacle à la résolution du conflit. Selon des sources proches du renseignement militaire, les éléments les plus va-t-en-guerre de l’armée n’ont que peu apprécié.
Dans la même direction ?
Pour rectifier le tir, Paetongtarn, qui dirige, à 38 ans, le parti au pouvoir Pheu Thai, a rencontré vendredi le général incriminé, lequel assure la sécurité thaïlandaise sur le flanc oriental du pays. Elle s’est également entretenue avec le chef d’état-major des armées ainsi qu’avec ceux de l’armée de terre, de l’air et de la marine. Une volonté de montrer que “le gouvernement et l’armée marchent dans la même direction”, a confié une source proche des militaires.
Mais Paetongtarn a clairement laissé échapper l’avantage dont la coalition dirigée par son parti disposait sur les militaires depuis 2023. Son avenir politique est désormais dans la balance, puisque sa coalition a été lâchée la semaine dernière par le parti conservateur Bhumjaithai (BJT) – le deuxième plus grand parti de la coalition – tandis qu’une partie de l’opinion publique a commencé à manifester son soutien à l’armée sur les réseaux sociaux après la diffusion de l’enregistrement.
“Hun Sen a parfaitement conscience des dissensions entre le gouvernement et l’armée, explique Sanit Nakajitti, directeur de PSA Asia, une société de conseil en sécurité située à Bangkok. La divulgation de l’enregistrement avait pour but d’accroître les tensions entre le gouvernement thaïlandais et l’armée. Et, éventuellement, de provoquer une dissolution de la Chambre ou la démission de Paetongtarn – voire un coup d’État militaire.”
Bras de fer
Certains diplomates en poste à Bangkok estiment qu’il s’agit là du dernier rebondissement d’un conflit qui dure depuis vingt ans. Et qui mine la vie politique du pays : le bras de fer entre, d’une part, les partis politiques dits “pro-démocratie”, fondés par l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, le père de Paetongtarn et, de l’autre, l’establishment conservateur issu des cercles politiques royalistes et de l’armée.
La gaffe diplomatique de Paetongtarn met clairement en lumière la méfiance réciproque qui subsiste entre son gouvernement et les militaires. Depuis sa formation, après les élections de 2023, le Pheu Thai n’a pas trouvé un seul général à la retraite pour occuper les postes de ministre de la Défense et de vice-Premier ministre chargé des Affaires de sécurité [traditionnellement dévolus à l’armée]. Et les différents cadres du Pheu Thai choisis au ministère de la Défense n’ont pas réussi à “gagner le respect des officiers de haut rang”, souligne une source du renseignement militaire.
Défiance au sein du gouvernement
Selon Kan Yuenyong, à la tête de l’Unité de renseignement du Siam, un groupe de réflexion de Bangkok, le réseau Thaksin continue apparemment de considérer les officiers généraux – en particulier le chef de la deuxième région militaire – comme des adversaires politiques. Il corrige : “C’est une erreur. Et cela les a empêchés de prendre toute la mesure des problèmes frontaliers et de se rendre compte de la fragilité de leur relation de confiance avec le Cambodge.”
Cette défiance a également provoqué le départ du parti BJT de la coalition au pouvoir. “La question de la frontière et ses retombées chez les militaires n’ont rien à voir avec la décision d’Anutin Charnvirakul, le chef du parti”, révèle une source qui a suivi de près le bras de fer entre les deux partis pour les postes ministériels, lequel n’a cessé de s’envenimer. “Mais cela lui a permis de passer pour un patriote.”
L’alliance du palais et des galons
Alors que se précise la perspective d’une alliance entre cercles royalistes et militaires pour pousser Paetongtarn vers la sortie, tous les yeux sont tournés vers le roi, censé se poser en arbitre. Ainsi, le chef de l’armée, le général Pana Klaewplodthuk, aurait récemment rencontré un haut fonctionnaire du palais royal. Et, selon d’autres informations, des fonctionnaires du palais sont bien en contact avec les généraux au sujet des incidents à la frontière.
La Thaïlande a déjà connu 19 tentatives de coup d’État perpétrées par l’armée [depuis la fin de la monarchie absolue en 1932]. Treize ont abouti. Le dernier remonte à 2014, quand les militaires ont renversé le gouvernement de Yingluck Shinawatra, la tante de Paetongtarn. Et le précédent ramène à 2006, quand les généraux ont chassé du pouvoir le gouvernement de… Thaksin, le père.
Pour autant, les observateurs semblent exclure l’imminence d’un coup d’État. “Les généraux profitent de leur discours ultranationaliste pour renforcer leur position, observe un proche du pouvoir. La bourde de Paetongtarn est surtout l’occasion pour eux de récupérer l’influence politique qu’ils avaient perdue.”
Par Marwaan Macan-Markar – Nikkei Asia / Courrier International – 1er Juillet 2025
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