Infos Cambodge

Le Cambodge ouvre un débat sur la déchéance de nationalité

Le Cambodge envisage de retirer la citoyenneté aux Khmers accusés de collusion avec l’étranger, suscitant un débat juridique et politique majeur.

Une proposition visant à modifier la Constitution cambodgienne afin de permettre la révocation de la citoyenneté khmère pour les personnes accusées de collusion avec des puissances étrangères a déclenché une vive controverse dans le pays. De nombreux juristes, universitaires et responsables politiques s’inquiètent de potentielles dérives en matière de droits humains et d’instrumentalisation politique.

Le ministère de la Justice a confirmé qu’il étudiait actuellement la faisabilité de cet amendement, à la suite d’un appel public lancé par le président du Sénat, Hun Sen. Lors d’une visite dans la province de Preah Vihear, le 28 juin dernier, en pleine montée des tensions à la frontière avec la Thaïlande, l’ancien Premier ministre a exhorté le ministre de la Justice à envisager des modifications constitutionnelles ciblant les Cambodgiens soupçonnés d’agir contre les intérêts nationaux en lien avec des entités étrangères.

Le porte-parole du ministère, Seng Dyna, a déclaré que l’étude était en cours, sans pouvoir préciser de calendrier. « Je ne peux pas dire combien de temps cela prendra, mais cela ne devrait pas être long », a-t-il affirmé.

Un argument sécuritaire pour justifier l’initiative

Seng Dyna a défendu la proposition, estimant qu’elle protégerait le pays des ingérences étrangères :
« Si un citoyen cambodgien conspire avec un pays étranger pour détruire la nation, il ne mérite plus la citoyenneté. Il s’est éloigné de la conscience et des valeurs du peuple cambodgien. Un vrai citoyen n’agirait jamais contre son propre pays. »

Il a ajouté que de nombreux pays, tels que les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie ou encore la France, disposent de mécanismes similaires en matière de déchéance de nationalité pour des motifs graves de sécurité nationale.

Le porte-parole de Hun Sen, Chea Thyrith, a abondé dans le même sens :
« En tant que président du Sénat et chef du parti au pouvoir, Samdech Techo Hun Sen a demandé au ministère de la Justice d’étudier si ceux qui nuisent à la nation doivent encore être considérés comme citoyens khmers. »

Il a toutefois précisé : « Dans une société démocratique comme le Cambodge, la critique constructive est normale. Mais si quelqu’un détruit sa patrie, le peuple est en droit de se demander s’il mérite encore sa nationalité. »

Le crime de trahison déjà couvert par le Code pénal

Plusieurs experts rappellent toutefois que le droit cambodgien prévoit déjà des dispositions contre la trahison. Kin Phea, directeur général de l’Institut des relations internationales du Cambodge, note que les articles 440 à 448 du Code pénal définissent clairement les actes constitutifs de trahison, passibles de poursuites sans qu’il soit nécessaire de modifier la Constitution.

Selon ces articles, la trahison inclut notamment :

  • La cession d’une partie du territoire national à un État étranger ;
  • La remise des forces armées royales à une puissance étrangère ;
  • L’abandon de matériel de défense ;
  • La collusion secrète pour provoquer une agression contre le Cambodge ;
  • La fourniture de moyens pour une agression étrangère ;
  • La transmission d’informations sensibles pour la défense ;
  • Le sabotage de matériels militaires ;
  • Le ravitaillement frauduleux des troupes ;
  • La fourniture de fausses informations aux autorités cambodgiennes.

« Si quelqu’un commet l’un de ces actes, il doit être puni selon la loi. Ces crimes doivent être consignés dans l’Histoire pour les générations futures », a insisté Kin Phea.

Il a par ailleurs exprimé des doutes sur la nécessité d’un tel amendement :
« Le droit national peut être modifié, mais il ne sera jamais en accord avec la loi de la nature. Le Cambodge ne s’oppose pas à ce qu’un citoyen renonce volontairement à sa nationalité, mais une fois cela fait, il devient étranger à jamais pour sa patrie. »

Des risques de dérives politiques

Meach Sovannara, président du New Generation Party (NGP), met en garde contre les possibles arrière-pensées politiques. S’il se dit réservé sur le fond de la proposition, il plaide pour une large concertation, notamment avec le Conseil juridique et le Conseil constitutionnel.

« Si cette initiative vise à cibler certaines figures politiques, il faut la traiter avec la plus grande prudence », affirme-t-il. « Les personnes nées sur cette terre sont ses citoyens légitimes. Révoquer leur nationalité à cause de désaccords politiques serait un précédent dangereux. »

Il ajoute : « Je ne soutiens pas ceux qui mettent en péril les intérêts nationaux par des actions politiques extrêmes. Mais la Constitution ne doit pas devenir une arme dans les jeux de pouvoir. Accuser ses adversaires de trahison n’est pas anodin : cela a des conséquences bien réelles. »

Une contradiction avec le droit international

Pour Kang Rithkiry, enseignant en droit et ancien avocat de la défense au Tribunal des Khmers rouges, une telle mesure heurterait de front le droit international.
« Un État ne peut utiliser sa Constitution pour outrepasser la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou les grands principes du droit international. Être élu ne confère pas une immunité contre les obligations en matière de droits humains. »

La révocation de la nationalité, selon lui, priverait les individus de droits fondamentaux : droit de propriété, liberté de circulation, droit de vote, d’emploi, de mariage. « Une telle décision viole le principe universel de la nationalité de naissance », souligne-t-il.

il rappelle aussi que le Cambodge, comme les autres États membres de l’ASEAN, est soumis à la juridiction de la Cour pénale internationale (CPI), et donc susceptible de poursuites en cas de violations des droits humains.

Il établit un parallèle avec les tentatives de Donald Trump de supprimer le droit du sol aux États-Unis : « Les actions de Trump sont méprisables. S’il ne fait pas machine arrière, il en subira les conséquences. J’espère que le Cambodge ne suivra pas un exemple aussi irresponsable. »

Une menace pour l’identité nationale ?

L’expert juridique Vorn Chan Lout partage les mêmes inquiétudes. Selon lui, l’identité khmère repose sur l’héritage, la langue, la culture et le patriotisme — bien plus que sur des considérations juridiques.

Dans un message publié sur Facebook, il écrit :
« Si une loi permet de retirer la citoyenneté aux Khmers de naissance, alors c’est une loi qui vise à dissoudre la nation elle-même. » Pour lui, seules les personnes naturalisées devraient pouvoir perdre leur nationalité.

Une Constitution déjà maintes fois modifiée

Depuis son adoption en 1993, la Constitution cambodgienne a été amendée dix fois : en 1994, 1999, 2001, 2005, 2006, 2008, 2014, 2019, 2021 et 2022. Une loi constitutionnelle additionnelle a aussi été promulguée en 2004 pour résoudre un blocage institutionnel.

Mais pour Meach Sovannara du NGP, la plupart de ces changements ont avant tout servi les intérêts du pouvoir :
« La Constitution a déjà été modifiée neuf fois pour favoriser les puissants. Nous avons déjà des lois. En tant que Cambodgiens, nous devrions faire preuve de compassion les uns envers les autres. »

Une tradition de réconciliation politique

Malgré ses réserves, Kin Phea soluligne le rôle historique de Hun Sen dans la réconciliation nationale :
« Il est le père de la politique de la “victoire-victoire”. Même les anciens dirigeants khmers rouges, auteurs de trahison manifeste, ont été invités à partager un repas chez lui en 1998, dans un esprit d’unité nationale. »

Et de conclure : « Hun Sen reste l’une des figures politiques les plus influentes du Cambodge. Il a su travailler avec alliés et ennemis, quelle que soit leur appartenance politique. »

Par Teng Yalirozy – Cambodianess / Lepetitjournal.com – 1er juillet 2025

En poursuivant la visite de ce site, vous acceptez l’utilisation de traceurs (cookies) vous permettant juste d'optimiser techniquement votre navigation. Plus d’informations

En poursuivant la visite de ce site, vous acceptez l’utilisation de traceurs (cookies) vous permettant d'optimiser techniquement votre navigation. Aucune information sur votre utilisation de ce site ne sera partagée auprès de quelconques médias sociaux, de sociétés commerciales ou d'agences de publicité et d'analyse. Cliquer sur le bouton "Accepter", équivaut à votre consentement.

Fermer