Conflit Cambodge-Thaïlande : «La France doit défendre la carte issue du traité de 1907»
La mort d’un soldat cambodgien, le 28 mai, dans la région de Mum Bei, une zone disputée, a déclenché une crise diplomatique entre Phnom Penh et Bangkok. Pour Pen Bona, ministre délégué auprès du premier ministre du Cambodge, un traité signé par la France stipule pourtant que ce territoire appartient à son pays.
Pour les lecteurs français, le Cambodge, aujourd’hui, c’est avant tout un trésor culturel, des tours de grès d’Angkor au ballet khmer dont les danseuses impavides évoquent les mythiques apsaras. Mais c’est aussi un partenariat moderne entre nos deux États, marqué par une relation commerciale d’un milliard d’euros, une coopération par l’intermédiaire de l’Agence française de développement (AFD) et des décennies d’efforts conjoints pour améliorer les infrastructures, l’éducation, la santé et la conservation du patrimoine. Par-dessus tout, la France et le Cambodge sont unis par la conviction commune que les différends doivent être réglés par le droit et non par la force.
Cette conviction partagée est aujourd’hui sérieusement menacée. Depuis fin mai, un conflit frontalier latent entre le Cambodge et la Thaïlande s’est transformé en crise. Le 28 mai, un soldat cambodgien, non armé et en civil, a été abattu par les troupes thaïlandaises dans la région de Mum Bei, dans la province cambodgienne de Preah Vihear.
Dans les semaines qui ont suivi, l’armée thaïlandaise a unilatéralement réduit les horaires d’ouverture des principaux postes de contrôle, en a fermé d’autres et a menacé de couper l’électricité, la fourniture de carburant et les connexions internet.
Le Cambodge respecte la ligne née du traité ; la Thaïlande la redessine. Telle est l’origine des tensions actuelles.Pen Bona
Ces changements perturbent le quotidien de nombreuses familles le long de la frontière, contredisant les affirmations publiques de Bangkok selon lesquelles «toutes les portes restent ouvertes». En réponse, le Cambodge a privilégié l’action en justice et préféré la retenue stratégique aux représailles.
Pourquoi cela devrait-il intéresser la France ?
Le fondement juridique de la frontière actuelle a été posé par le traité franco-siamois de 1907, signé entre le Siam et la France au nom du Cambodge. Le Siam n’a pas contesté la carte à l’échelle 1/200 000e issue des travaux de la Commission mixte franco-siamoise et, à la demande de Bangkok, imprimée à Paris. Cette carte n’a pas été contestée pendant 50 ans. Elle a été confirmée par des traités franco-siamois ultérieurs, en 1925 et en 1937, ainsi que par la Convention de Washington de 1946. C’est ce que n’a pas manqué de souligner la Cour internationale de Justice (CIJ) lorsque la Thaïlande a contesté la souveraineté du Cambodge sur le temple de Preah Vihear. La CIJ s’est appuyée sur cette carte dans son arrêt de 1962 en faveur du Cambodge, décision confirmée en 2013.
Pourtant, la Thaïlande considère désormais comme faisant autorité une carte militaire unilatérale, créée de toutes pièces. Il s’agit d’un document jamais approuvé, jamais déposé auprès de l’ONU et totalement incompatible avec la carte issue du traité de 1907. Le Cambodge respecte la ligne née du traité ; la Thaïlande la redessine. Telle est l’origine des tensions actuelles.
Pour sortir de l’impasse, Phnom Penh a convoqué une commission de haut niveau, conseillée par le professeur Jean-Marc Sorel, juriste français et avocat du Cambodge auprès de la CIJ de 2011 à 2013. Il s’agit de préparer une nouvelle requête à la CIJ sur quatre secteurs en suspens contestés par la Thaïlande : Ta Mone Thom, Ta Mone Touch, TaKrabey et MumBei. Alors que l’armée thaïlandaise se fait menaçante en se déployant largement de son côté de la frontière, le Cambodge fait le choix de s’adresser à la CIJ pour prévenir le risque d’escalade et non pour provoquer son voisin.
Nous ne demandons pas à la France de prendre parti, mais de défendre le traité qu’elle a jadis négocié, signé et ratifié, dont est issue la carte qu’elle a tracée avec le Siam.Pen Bona
Dans ses déclarations, le gouvernement thaïlandais appelle au calme, mais l’observation sur le terrain révèle une tout autre réalité. Des voyageurs cambodgiens et étrangers ont été bloqués, des commerçants sont entravés dans leurs déplacements et même des convois humanitaires ont été retardés. Le centre de commandement de Bangkok tient des propos d’ouverture, tandis que les commandants provinciaux maintiennent les barrières fermées. De telles contradictions érodent la confiance entre les deux pays, de même que la rhétorique nationaliste en Thaïlande qui, selon les médias régionaux, inclut désormais des appels à la prise d’Angkor Wat par la force.
La fermeture des points de contrôle a paralysé le commerce, réduit les salaires journaliers et contraint les travailleurs frontaliers, vulnérables, à emprunter des voies clandestines où rôdent les trafiquants. Elle contrevient également à l’engagement fondamental de libre circulation et de coopération qui réunit les pays de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est. Si rien n’est fait, les tensions locales pourraient déborder la région du Mékong.
Le Cambodge n’oublie pas le rôle fondamental pour le respect du droit des traités joué par d’éminents juristes français comme André Gros et Paul Reuter. Il est sensible au rôle international de la France : un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, le plus vaste réseau diplomatique de l’UE en Asie du Sud-Est et une stratégie indopacifique tournée vers l’avenir qui valorise la centralité de l’Asie du Sud-Est, l’État de droit et la connectivité maritime et terrestre.
La France est donc particulièrement bien placée pour encourager la Thaïlande à reconnaître la compétence de la CIJ, en érigeant les tribunaux et non les casernes, en lieu de règlement ; pour soutenir l’accès humanitaire en appelant à la réouverture complète et inconditionnelle de tous les points de contrôle aux frontières ; pour lutter contre la désinformation en apportant une assistance technique aux initiatives médiatiques régionales qui promeuvent une information vérifiée et multilingue et pour soutenir la diplomatie de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est au sein des forums de l’UE et de l’ONU.
Nous ne demandons pas à la France de prendre parti, mais de défendre le traité qu’elle a jadis négocié, signé et ratifié, dont est issue la carte qu’elle a tracée avec le Siam. Nous lui demandons de poursuivre sa défense d’un ordre multilatéral fondé sur le droit et non sur la force.
Paris sait que lorsque les frontières légales sont remises en question sur un continent, les frontières partout dans le monde deviennent moins sûres.
Par Pen Bona, ministre délégué auprès du premier ministre et chef du service des porte-parole du Gouvernement royal du Cambodge – Le Figaro – 15 juillet 2025
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