En ligne, pas de cessez-le-feu entre Cambodgiens et Thaïlandais
Si le cessez-le-feu semble tenir sur la frontière, le conflit fait des ravages sur les réseaux sociaux et sur les systèmes informatiques des deux pays : infox, complotisme, cyberattaques, etc. alimentent la haine en ligne et le nationalisme.
Il reste précaire. Le cessez-le-feu signé le 28 juillet entre la Thaïlande et le Cambodge semble toutefois tenir. En revanche, en ligne, le conflit entre les deux voisins qui a tué au moins 40 personnes et en a déplacé plus de 260 000 en seulement cinq jours, n’a pas pris fin. Phnom Penh et Bangkok s’accusent mutuellement de nourrir une guerre informationnelle. Et continuent de blâmer l’autre pour ses responsabilités dans les affrontements et les tensions afin de mieux légitimer ses actions. Le porte-parole du gouvernement cambodgien, Pen Bona, est allé jusqu’à parler, à l’AFP mercredi, de «guerre psychologique».
Deux jours plus tard, Chum Sounry, le porte-parole du ministère cambodgien des Affaires étrangères a organisé une conférence de presse, notamment pour rejeter les accusations de médias thaïlandais selon lesquelles le cessez-le-feu était un succès uniquement dû aux efforts de la Thaïlande. Chum Sounry a tenu à préciser que l’initiative, sinon le mérite, venait de la présidence tournante de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (la Malaise d’Anwar Ibrahim), avec le soutien du président américain Donald Trump et l’engagement du Premier ministre cambodgien Hun Manet, et non exclusivement de Bangkok.
La fausse information des soldats décapités
Au même moment en Thaïlande, le ministère de l’Économie et de la société numérique (MDES) a lancé un avertissement inquiet concernant la recrudescence de fausses informations. Ces derniers jours, l’un des faux reportages le plus largement diffusé indique que des troupes thaïlandaises auraient agressé et décapité des soldats cambodgiens, une affirmation que le gouvernement a officiellement démentie. A Bangkok, le quotidien The Nation a d’ailleurs publié ce samedi les dix fausses informations les plus répandues sur le conflit entre les deux Etats. Ces derniers jours, le Centre anti-fake news de Thaïlande a multiplié de son côté les messages de prévention et les mini-guides en ligne pour débusquer les infox.
Jessada Salathong, professeur en communication de masse à l’université thaïlandaise de Chulalongkorn, a indiqué à l’AFP que tout le spectre du désordre informationnel – désinformation, fausses nouvelles, théories du complot… – avait été déroulé lors des affrontements entre les deux pays. En mai déjà, après des échanges de coup de feu qui avaient coûté la vie à un soldat cambodgien, les associations de journalistes cambodgiens et thaïlandais avaient publié une déclaration commune, affirmant que les utilisateurs des réseaux sociaux avaient «diffusé des informations sans sources claires» et «semé la confusion». Avant de les exhorter à «réfléchir attentivement aux conséquences potentielles» lorsqu’ils partagent des contenus liés à la frontière. Avec le risque de nourrir la haine en ligne et le feu nationaliste.
Flopée de drapeaux et de hashtags
Dans ces deux pays jeunes, avides d’images, très connectés et gros consommateurs de réseaux sociaux (notamment Tik Tok, Facebook et Telegram), les cyber-combattants n’ont pas désarmé. Dès les premières frappes autour de la frontière, le 24 juillet, les réseaux sociaux se sont enflammés, alimentés par une flopée de drapeaux des deux pays brandis en ligne, des hashtags (#CambodiaShootsFirst, #thetruthkaea #ThailandLovesPeaceButWhenItComesToWar, #WeAreNotCowardly ; #CambodiaOpenedFire, avec sa déclinaison anti-thaie : #ThailandOpenFire, mais aussi #JusticeForCambodia).
On a vu refleurir sur Facebook, X ou Instagram, l’expression «don’t Thai to me» : un jeu de mots et de sons ancien évoquant les mensonges supposés de la Thaïlande (lie, mensonge) véhiculés par les soutiens au Cambodge, quand des internautes thaïlandais appelaient dans leur langue à «rayer le Cambodge de la carte».
Certains internautes ont créé des comptes X pour commenter, accuser ou provoquer. D’autres ont commencé à publier des messages sur Truth Social, le réseau social conservateur du président américain Donald Trump, tandis que de jeunes Cambodgiens ont organisé une manifestation virtuelle sur la plateforme de jeux Roblox. D’autres encore ont tenté de redessiner les frontières nationales sur Google Maps.
«Nique ta mère»
Des sites officiels ont été attaqués par des vagues de spams, mettant des pages hors service, leurs contenus modifiés. L’une des cibles a été NBT World, un site d’informations géré par le département des relations publiques du gouvernement thaïlandais. Les titres et légendes des articles concernant le Premier ministre Phumtham Wechayachai ont été remplacés par des obscénités comme «Nique ta mère».
Dans le même temps, des hackers thaïlandais ont changé la page de connexion du Sachak Asia Development Institute, un établissement éducatif cambodgien, pour montrer une image modifiée de l’ancien Premier ministre Hun Sen avec une coiffure exagérément démesurée, la raie sur le côté. Manière de moquer des jeunes Cambodgiens qui, récemment, portaient la même coiffure lors de la visite de l’un des temples disputés par les deux pays.
Les responsables thaïlandais ont enregistré plus de 500 millions d’attaques en ligne au cours des derniers jours, indiquait mercredi le porte-parole du gouvernement Jirayu Huangsab. The Nation, Bangkok Post et d’autres médias thaïlandais ont déclaré avoir été victimes, lundi, d’attaques par déni de service distribué (DDoS), qui consiste à surcharger des sites web par des requêtes ciblées de telle sorte qu’ils ne soient plus accessibles. En réponse, le gouvernement thaïlandais a exhorté les autorités et les médias à mettre en place un géoblocage des adresses IP cambodgiennes.
Cyber-troupes
Si les gouvernements ont été actifs dans la construction d’un narratif vengeur, nationaliste ou victimaire sur cette nouvelle flambée de violences, ont-ils été directement impliqués dans ces attaques en ligne ? Difficile à dire. D’autres pays en Asie sont connus pour former et maintenir des cyber-troupes, comme en Corée du Nord ou au Vietnam, afin de pirater des sites, contrôler l’information, répandre des fausses informations et élaborer des théories du complot.
Un parlementaire thaïlandais représentant le parti Move Forward, Chayaphon Satondee, a assuré au quotidien japonais Nikkei que l’armée royale thaïlandaise avait engagé des experts cybers pour affronter des personnalités thaïlandaises plus progressistes et modérées.
Les attaques ont aussi visé des utilisateurs populaires. Le compte Facebook de la Première ministre thaïlandaise suspendue Paetongtarn Shinawatra condamnant les frappes cambodgiennes a été visé par des dizaines de milliers de commentaires répétant les mêmes messages, comme «Meilleure drama-queen de 2025».
Des vidéos et des images d’une frappe cambodgienne mortelle sur une station essence en Thaïlande ont été partagées avec une légende affirmant qu’il s’agissait d’une attaque sur le sol cambodgien. D’autres publications, y compris une diffusée par la page officielle du secrétaire d’Etat cambodgien Vengsrun Kuoch, soutiennent que les forces thaïlandaises ont utilisé des armes chimiques.
Des accusations également relayées par Pich Chanmony, l’épouse en personne du Premier ministre cambodgien Hun Manet. Comme le rappelle le quotidien The Nation en Thaïlande, elle a été critiquée après avoir partagé sur Facebook une image trompeuse suggérant que la Thaïlande avait utilisé des gaz toxiques lors d’opérations transfrontalières. Il n’en est rien. La photo relayée montre en réalité un avion larguant du retardant lors des incendies à Los Angeles en janvier 2025.
Piques et mépris
Face à ce torrent de fausses informations, de complotisme, Meta, qui exploite Facebook et Instagram, et reste critiquée depuis des décennies pour promouvoir les discours haineux et propager les violences en ligne, n’a, jusqu’à présent, guère donné l’impression de jouer son rôle de régulateur.
L’exemple de l’apaisement et de la modération n’est pas venu non plus du côté des politiques. Les deux anciens Premiers ministres, le Thaïlandais Thaksin Shinawatra et son homologue khmer, Hun Sen, ont échangé des piques, des accusations et du mépris sur X. Ils étaient pourtant proches de longue date. Mais le conflit a mis fin à cette amitié. La haine en ligne et le nationalisme ont pour le moment remporté une désolante bataille.
Par Arnaud Vaulerin – Libération – 2 août 2025
Articles similaires / Related posts:
- Wanchalearm Satsaksit, le disparu que le Cambodge ne reconnait pas Le gouvernement cambodgien a déclaré mardi 20 février au Comité des disparitions forcées des Nations Unies que l’enlèvement de Wanchalearm Satsaksit, un militant thaïlandais pro-démocratie, n’est pas considéré comme un cas de disparition forcée....
- Le Cambodge et la Thaïlande échangent des tirs à la frontière dans leur pire crise depuis 15 ans De nouveaux échanges de tirs ont éclaté jeudi 24 juillet à la frontière entre les armées du Cambodge et de la Thaïlande, ont indiqué le ministère cambodgien de la Défense et l’armée thaïlandaise. Si les deux pays s’opposent de longue date sur le tracé de leur frontière, la crise en cours est la plus grave depuis près de 15 ans. L’ambassade thaïlandaise a appelé ses ressortissants à quitter le Cambodge. Au moins un civil thaïlandais a été tué et plusieurs autres blessés dans une frappe d’artillerie cambodgienne....
- Une guerre frontalière dénuée de sens (mais pas d’intérêts) Commençons par un mea culpa : À Gavroche, nous nous sommes trompés sur l’issue des altercations frontalières entre le Cambodge et la Thaïlande ! Nous avions, à tort, pronostiqué une fin prochaine de ces semblants d’hostilités, manipulées des deux côtés de la frontière par les clans politiques au pouvoir à Phnom Penh et à Bangkok....
- Des « frères » civils cambodgiens et thaïlandais échangent des appels à la paix Des civils fuyant la guerre des deux côtés de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge lancent des appels à la paix, décrivant leurs voisins transfrontaliers comme des « frères » et des « amis » malgré le conflit en cours....
- Conflit Cambodge – Thaïlande : accord pour un cessez-le-feu « inconditionnel » La Thaïlande et le Cambodge ont convenu d’un cessez-le-feu « inconditionnel », annonce le Premier ministre malaisien, qui accueillait les discussions entre les puissances asiatiques ce lundi 28 juillet 2025....