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La presse indépendante cambodgienne fragilisée après les coupes américaines

La fin des financements américains fragilise les rares médias indépendants du Cambodge, poussant journalistes et communautés à chercher de nouvelles voix pour se faire entendre.

Après que l’administration Trump a, cette année, supprimé la majeure partie de l’aide étrangère américaine et des diffuseurs publics qui desservent des régions du monde où la liberté de la presse est limitée, les retombées ont mis à nu le fragile soutien sur lequel s’appuient les médias indépendants dans les zones mal desservies.

En 2024, avant que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) ne soit démantelée et absorbée par le Département d’État dans le cadre des coupes pour « gaspillage, fraude et abus » de la seconde administration Trump, le Congrès avait approuvé près de 272 millions de dollars pour « les médias indépendants et la libre circulation de l’information ».

La plupart de ces fonds allaient directement au journalisme et au développement des médias dans des régions du monde dépourvues de médias indépendants.

Après l’abrogation ayant supprimé cette initiative et des dizaines d’autres programmes nationaux similaires, de nombreuses rédactions indépendantes, de l’Afghanistan au Myanmar et au Cambodge, ont perdu tout ou partie de leurs budgets de fonctionnement, remettant en cause la survie du secteur.

Dans plus de 50 pays, des rédactions ont fermé, des reporters ont perdu leur emploi et les menaces de désinformation se sont accrues, selon une évaluation des coupes menée par un consortium d’organisations de développement des médias.

Le coup de massue a suivi de quelques semaines la réduction forcée de 80 % des programmes de l’USAID en mars, lorsque l’administration Trump a publié un décret démantelant les diffuseurs publics Voice of America (VOA) et Radio Free Asia (RFA), deux sources essentielles d’informations équilibrées pour des millions de personnes en Asie du Sud-Est.

Au Cambodge, un recul de la couverture des sujets sensibles

Au Cambodge, qui peine depuis des décennies à maintenir en vie des médias échappant à l’influence de l’État, la couverture du recul démocratique, des droits des peuples autochtones, de l’industrie des escroqueries en ligne, des crimes environnementaux, du journalisme critique lui-même et d’autres sujets sensibles s’est amenuisée. Les rares journalistes et rédactions indépendants restants cherchent des bailleurs alternatifs ou se tournent vers la commercialisation pour remplacer l’aide américaine, difficile à égaler.

Des reporters chevronnés qui couvraient autrefois ces thématiques se reconvertissent pour subvenir à leurs besoins. Des communautés vulnérables disent ne plus être entendues.

« Quand les médias indépendants disparaissent, c’est comme fermer nos yeux et nos oreilles »

Lan La, un membre de la communauté autochtone kuy de la province de Mondulkiri, était un auditeur régulier des émissions radio en khmer de RFA avant leur extinction.

« Les médias indépendants sont très importants et nécessaires pour diffuser l’information au sein des communautés locales », dit-il. « Lorsqu’ils ferment, nous sommes impuissants et ne savons pas comment faire entendre nos problèmes. »

RFA a été contrainte de suspendre ses opérations au Cambodge en 2017, dans un contexte de durcissement contre la presse. Beaucoup de ses reporters sont partis en exil – certains ont même été emprisonnés – mais la radio a continué à diffuser et publier des reportages sur le Cambodge jusqu’à sa fermeture de fait cette année.

Moins d’une poignée de rédactions indépendantes rapportent encore de manière régulière sur les problématiques touchant les groupes marginalisés, dont CamboJA News, qui dépendait de financements américains.

Un logo de Radio Free Asia est visible dans ses locaux, au lendemain de la suppression du financement de RFA, qui diffuse en neuf langues asiatiques, un jour après que le président américain Donald Trump a signé un décret sabrant l’organisme fédéral parent du média et six autres agences, à Washington (États‑Unis), le 15 mars 2025. (REUTERS/Staff)

L’initiative « Cambodian Media Development Activity » de l’USAID, dotée de 7 millions de dollars et considérée comme un programme phare par quelques rédactions non lucratives et organisations de développement des médias pour couvrir des sujets sous‑traités, fait partie des projets supprimés plus tôt cette année.

Ancien Premier ministre de longue date, Hun Sen, qui a transmis le pouvoir à son fils en 2023, a salué Donald Trump après la coupe des financements de RFA, y voyant « une contribution majeure à l’élimination des fausses nouvelles, de la désinformation, des mensonges, des déformations, de l’incitation et du chaos dans le monde ».

Mais Lan La estime que ces médias ont été vitaux pour sensibiliser aux problèmes des communautés rurales et autochtones, en particulier les droits fonciers et les crimes forestiers – deux enjeux profondément ancrés dans le pays.

Plusieurs autres membres de communautés autochtones et rurales interrogés par CamboJA News tiennent le même discours. L’absence de médias indépendants et la dépendance à l’égard des radios RFA et VOA, l’une des principales sources d’information pour de nombreux Cambodgiens, ont porté atteinte à un journalisme fiable et critique et laissé un vide dans la couverture des sujets qui comptent le plus pour eux.

« Quand les médias indépendants disparaissent, nous nous retrouvons avec des informations incomplètes et nous perdons des sources de confiance », ajoute Lan La, espérant que le président américain rétablira les financements pour le développement des médias et les diffuseurs en Asie.

Pour des militantes comme Sea Davy, défenseure des droits fonciers à Boeung Tamok, le déclin des médias indépendants a des conséquences directes sur la justice sociale.

« Sans ces médias, notre plaidoyer se perd. C’est comme nous fermer les yeux et les oreilles », avertit Davy. Elle prévient que, à mesure que l’espace médiatique se rétrécit, les injustices sociales risquent de se multiplier sans contrôle.

Alors que le gouvernement affirme que la liberté de la presse se porte bien, en s’appuyant sur des chiffres qui contredisent le faible rang du Cambodge dans le classement mondial de la liberté de la presse, la rareté des médias internationaux et indépendants du pays est revenue au premier plan du débat public lors des récents affrontements frontaliers avec la Thaïlande.

De nombreux Cambodgiens ont critiqué ce qu’ils percevaient comme une couverture partiale ou limitée du conflit – un manque que des observateurs attribuent à l’appauvrissement du corps de presse.

De la rédaction au commerce : parcours forcés

Meas Da a un temps couvert les conflits sociaux et fonciers pour VOA Khmer. Elle travaille désormais dans une boutique de cosmétiques à Phnom Penh.

« Je n’aurais jamais pensé que l’endroit où nous travaillions avec tant de passion fermerait si soudainement », raconte‑t‑elle pendant une pause le week‑end. « C’était comme perdre une part de moi. Le journalisme n’était pas seulement un travail – c’était une façon de donner une voix à celles et ceux qu’on n’entend jamais. »

Malgré son expérience de reporter et son diplôme de journalisme, Meas Da s’est tournée vers la vente de cosmétiques après la mise au chômage technique de l’équipe khmère de VOA, expliquant que la plupart des rédactions à Phnom Penh et ailleurs évitent désormais les sujets critiques qui lui tiennent à cœur, tandis que la crise des financements dans les derniers médias indépendants a réduit les offres d’emploi à peau de chagrin.

L’ancien collègue de Meas Da à VOA, Lors Liblib, a affronté le même dilemme dans un marché du journalisme professionnel en contraction au Cambodge. Après trois années à reporter pour le média désormais fermé, il est devenu agent immobilier dans la capitale.

Il espère toujours pouvoir un jour revenir à VOA et que les rédactions à but non lucratif obtiendront les financements nécessaires pour continuer à couvrir les droits humains et la politique sans influence.

L’avenir de VOA repose désormais entre les mains de plusieurs juges fédéraux américains qui examinent des recours contestant l’autorité de Kari Lake, nommée par Donald Trump à la tête de l’Agence américaine pour les médias mondiaux (U.S. Agency for Global Media, USAGM) – l’organisme fédéral parent de VOA, RFA et d’autres diffuseurs internationaux – de fermer ce média financé par le Congrès.

Pigistes et enquêtes longues : un modèle à bout de souffle

Pour les journalistes indépendants au Cambodge et dans la région, les reportages au long cours sur des sujets comme l’environnement dépendaient largement du soutien américain et des organisations internationales de développement des médias.

Meng Kroy Punlok, un jeune journaliste basé à Phnom Penh, explique qu’il publiait autrefois jusqu’à dix articles par mois sur les droits fonciers, la dégradation environnementale et les questions politiques grâce à des bourses et des budgets de piges provenant de rédactions à but non lucratif.

« La perte a vidé mes poches et a pesé lourd sur mon esprit », dit‑il. « J’ai pensé abandonner totalement le journalisme, mais je ne peux pas renoncer à ce travail. »

Des organisations comme l’Earth Journalism Network, dont le bailleur principal fut autrefois l’USAID, offrent des bourses d’enquête, des formations, des ressources et du mentorat à des journalistes comme Punlok dans les pays à faibles et moyens revenus, avec un focus sur les sujets environnementaux.

Le groupe s’est davantage tourné vers des bailleurs alternatifs après la réduction de l’aide américaine, notamment l’agence suédoise de développement, pour continuer à financer des reportages dans la région Asie‑Pacifique. S’il a obtenu des subventions en mars pour des couvertures environnementales dans des rédactions sous‑desservies de la région, aucune n’est revenue à des médias cambodgiens.

Médias perdus, budgets serrés : une presse au bord de la rupture

Au cours des 30 dernières années, les États‑Unis ont versé 3 milliards de dollars d’aide au Cambodge dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la sécurité alimentaire, de la croissance économique, de la démocratie, des droits humains, des programmes environnementaux et du déminage.

Le financement américain des rédactions d’intérêt public au Cambodge s’est d’abord illustré en 2003, lorsque le média local Voice of Democracy a vu le jour avec le soutien de l’USAID.

Ce média, qui a contribué à révéler l’essor de l’industrie de l’escroquerie en ligne au Cambodge, a été fermé en février 2023 après que l’alors Premier ministre Hun Sen a révoqué sa licence à la suite d’un article qu’il estimait déformer le rôle de son fils, Hun Manet, dans l’approbation d’une aide étrangère.

Quelques mois plus tard, Hun Sen a transmis le pouvoir à Hun Manet.

Cette fermeture a été perçue comme l’abattage de l’un des derniers piliers des médias indépendants, après la fermeture du Cambodia Daily en 2017 à cause d’un redressement fiscal contesté de 6,3 millions de dollars, et la vente du Phnom Penh Post en 2018 à un homme d’affaires lié au gouvernement, événement qui a provoqué des démissions massives.

Pour les médias non lucratifs qui continuent de traiter des sujets sensibles – menaces sur l’État de droit, entre autres – tout en craignant souvent des représailles, la dépendance passée à l’USAID a déstabilisé les opérations, forçant des coupes et entretenant l’incertitude, alors que les rédactions s’empressent de trouver des bailleurs alternatifs ou tentent même de se commercialiser. Cela les a également poussées à réévaluer leurs modèles de durabilité.

Nop Vy, directeur exécutif de la Cambodian Journalists Alliance Association (CamboJA) – ONG qui propose des formations, mène des recherches de plaidoyer sur la liberté de la presse et abrite la rédaction de CamboJA News – indique que l’organisation dépendait de subventions de l’USAID pour plus de la moitié de ses dépenses opérationnelles, comme nombre d’autres organisations de la société civile du pays.

« CamboJA a essayé de mobiliser de nombreux partenaires alternatifs, mais seuls quelques‑uns ont apporté un soutien, car eux‑mêmes disposent de budgets et de capacités limités », précise‑t‑il, notant que certains pays européens ont également réduit leur aide cette année.

« Pour éviter de réduire ou de supprimer des postes, nous avons comprimé d’autres coûts – déménagement dans des bureaux moins chers et examen de chaque dépense, jusqu’au café et aux rafraîchissements des réunions. »

Vy ajoute que le retour d’une partie des financements américains à la suite de recours devant les tribunaux fédéraux, ainsi que les efforts pour diversifier le portefeuille de bailleurs, ont atténué la pression. Mais la planification à long terme demeure une préoccupation quotidienne.

La viabilité financière constitue l’une des principales préoccupations des journalistes au Cambodge, tant au sein des organisations médiatiques qu’à titre individuel. Une enquête du Cambodian Center for Independent Media auprès de 100 journalistes révèle que plus de 70 % citent ce sujet comme une inquiétude.

91 % déclarent par ailleurs se sentir en insécurité en raison de leur travail.

Pour Kiripost, une rédaction indépendante locale qui a bénéficié de certains financements de l’USAID et couvre principalement l’actualité économique et technologique, des virages rapides – mais difficiles – vers la commercialisation pourraient constituer la voie à suivre.

« Pour les organisations de presse encore capables de s’adapter, il faut agir immédiatement – prioriser la monétisation et sécuriser l’avenir de vos rédactions », insiste son PDG, Prak Chan Thul.

Position du gouvernement : coopération oui, ingérence non

Interrogé sur les retombées de l’aide américaine pour les médias au Cambodge, le porte‑parole du ministère de l’Information, Tep Asnarith, affirme que le gouvernement accueille favorablement la coopération internationale visant à élargir l’accès des citoyens à l’information, mais uniquement à condition qu’elle « respecte la souveraineté et l’indépendance du Cambodge ».

« Le ministère de l’Information appelle tous les pays donateurs à faire preuve de vérité, de neutralité et de haute responsabilité dans leurs projets, sans lier l’assistance – qu’il s’agisse d’un soutien technique ou d’un financement – à des agendas susceptibles d’affecter la souveraineté et l’indépendance du Cambodge, ni d’exploiter les médias pour servir leur propre politique », déclare‑t‑il.

Le gouvernement accuse de longue date des journalistes de médias financés par les États‑Unis et des militants d’organisations soutenues par l’Occident de servir des intérêts étrangers ou de se ranger du côté de partis d’opposition – souvent dissous ou interdits. En 2017, deux anciens journalistes de RFA ont été emprisonnés pendant plus d’un an pour espionnage après avoir poursuivi leur travail, malgré la fermeture du bureau de la radio à Phnom Penh.

Une presse en sursis, un enjeu mondial

Alors que les rédactions indépendantes du Cambodge s’accrochent, les défis liés à la perte des financements américains et aux pressions politiques se retrouvent à travers le monde.

Les organisations de développement des médias constatent des coups similaires portés à des rédactions en exil venues du Myanmar et d’autres démocraties fragiles. La répétition de tels chocs pourrait vider la presse libre de sa substance au niveau mondial, privant les communautés d’informations fiables et amplifiant les narratifs étatiques.

Pour les journalistes qui poursuivent leur travail, la survie dépendra de l’innovation, du soutien international et de l’espoir que les publics – et les bailleurs – continuent de soutenir un journalisme qui demande des comptes aux pouvoirs.

Par Sovann Sreypich – CamboJA News / Lepetitjournal.com – 21 août 2025

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