Travailleurs migrants cambodgiens : entre dettes, peur et espoir de retour
Près d’un million de Cambodgiens ont quitté la Thaïlande depuis le début du conflit frontalier de juillet, mais beaucoup restent prisonniers de dettes ou de l’incertitude économique.
À cause d’une dette contractée auprès de son employeur thaïlandais, Chan Sophana doit continuer à travailler dans une plantation de durians dans la province de Chanthaburi. Originaire de Siem Reap, il ne peut rentrer chez lui malgré la peur des discriminations attisées par le nationalisme thaïlandais après le conflit meurtrier de cinq jours entre le Cambodge et la Thaïlande, le 24 juillet.
Le ministère du Travail et de la Formation professionnelle a annoncé que, au 31 août 2025, environ 920 000 travailleurs migrants cambodgiens étaient rentrés de Thaïlande, et que des dizaines de milliers avaient été aidés à retrouver un emploi local. Mais des experts et la société civile alertent : de nombreux rapatriés risquent le chômage.
Sophana, 33 ans, du district de Sotr Nikum (Siem Reap), travaille depuis plus de cinq ans avec son beau-frère et deux voisins dans les plantations de durians de Chanthaburi. Depuis l’escalade du conflit, leurs inquiétudes se sont accrues. Ses deux voisins sont rentrés dès le 26 juillet, rappelés par leurs familles.
« Certains proches et connaissances se sont moqués de moi, disant que les Thaïlandais ont bombardé le Cambodge, tué des compatriotes, insulté notre peuple, et pourtant je continue à travailler pour eux… Fais attention, ils pourraient te tuer ! » raconte-t-il.
Sophana avoue vouloir retrouver sa femme et ses deux enfants, mais il est lié par une dette de 8 000 dollars envers son employeur thaïlandais. « J’ai emprunté pour construire notre maison. Mon patron est très gentil, il me traite comme un membre de la famille. Je gagne plus de 300 dollars par mois, avec logement et repas gratuits. Je dépense peu : la moitié de mon salaire rembourse ma dette sans intérêt, l’autre moitié est envoyée à ma femme pour l’éducation des enfants. »
Avec 200 dollars prélevés chaque mois pour rembourser, il espère solder sa dette d’ici un an. En attendant, il reste dans la plantation, où son employeur assure sa sécurité. Il craint de rentrer maintenant et de ne pas trouver de travail, comme ses voisins aujourd’hui sans emploi. Une fois libéré de sa dette, il espère revenir au Cambodge pour pratiquer l’agriculture avec les compétences acquises en Thaïlande.
Rester en Thaïlande pour nourrir sa famille
Comme lui, de nombreux Cambodgiens choisissent de rester. Kun Kour, 37 ans, originaire du district de Lvea Em (Kandal), travaille en Thaïlande depuis 2010. Il gagne plus de 350 dollars par mois, selon la saison, avec repas fournis. Ses tâches vont de la récolte des fruits à l’entretien des cultures. Il vit avec sa femme et ses enfants.
« Je ne travaille pas au Cambodge car les emplois y sont instables et les dépenses élevées. Avec peu d’éducation et une famille pauvre, j’ai suivi ceux qui partaient déjà en Thaïlande. »
Malgré le conflit, il n’a pas quitté son poste. « Tant que je reste sur la ferme et que j’évite les lieux publics, je n’ai pas de problème. Mais je vois sur Facebook que des Thaïlandais maltraitent des Cambodgiens en public. Cela me peine. »
Comme Sophana, il souhaite revenir un jour, mais il doute de pouvoir subvenir aux besoins de sa famille au Cambodge.
Un million de retours, mais peu de perspectives
Selon Loeng Sophon,chargé de projet basé en Thaïlande auprès du groupe de défense des droits du travail CENTRAL, plus d’un million de Cambodgiens seraient rentrés depuis le début du conflit, mais environ 20 % restent encore en Thaïlande. « Beaucoup craignent de rentrer et de ne pas trouver de revenus pour rembourser leurs dettes. »
Le ministère du Travail a organisé plusieurs forums pour informer les rapatriés. Pho Thida, 30 ans, veuve et mère de deux enfants, est rentrée après dix ans en Thaïlande. Contactée par le ministère, elle a trouvé un emploi dans une usine textile de Phnom Penh, moins rémunéré qu’en Thaïlande. « Mais je dois rembourser mon prêt immobilier, cela me prendra trois ans. »
Deux de ses collègues ont ouvert un commerce de salade de papaye et un service de livraison de légumes, faute d’autre solution.
Prum Met, ouvrier du bâtiment à Banteay Meanchey, témoigne de ses difficultés : « Depuis mon retour, je cherche du travail sans succès. Je ne suis pas difficile, je suis prêt à tout faire, comme en Thaïlande. »
À Banteay Chhmar, le chef de commune Heng Sophak observe la détresse des rapatriés : « Ce n’est pas seulement une question d’aide matérielle, c’est psychologique. Ils ont peur et n’osent pas chercher du travail. »
CENTRAL a distribué riz, nouilles, condiments et 100 000 riels (25 dollars) à des milliers de familles dans plusieurs provinces. Mais Moeun Tola, son directeur exécutif, note : « Le problème est que les rapatriés sont très nombreux alors que les emplois disponibles sont rares. Dans certaines provinces, moins de 10 % ont trouvé un travail. »
Le gouvernement face à un défi économique
Le ministre Heng Sour a confirmé que 920 000 Cambodgiens étaient rentrés, dont 700 000 travailleurs et commerçants, et que 150 000 avaient retrouvé un emploi. « Que le secteur privé offre autant d’emplois en deux mois est un miracle », a-t-il déclaré.
Chan Sophal, directeur du Center for Policy Studies, estime qu’un million de travailleurs à 250 dollars par mois pourraient générer 3 milliards de dollars pour l’économie et accroître le PIB de 6 %. Mais il prévient : sans emplois suffisants, le secteur bancaire risque de souffrir et le chômage pourrait provoquer des problèmes sociaux.
« La pression est comparable à celle du COVID-19, quand le gouvernement a dépensé plus d’un milliard de dollars. Il faut agir vite, et ne pas attendre la fin du conflit. C’est une opportunité de renforcer l’économie et la position du pays face à ses voisins. »
Entre attente et espoir
En Thaïlande, Sophana espère que la situation frontalière s’apaisera vite. « Que la paix revienne, pour que nos deux peuples puissent vivre et commercer comme avant. »
Par Visal Visnu – CamboJA News / Lepetitjournal.com – 8 septembre 2025
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