Cambodge : Des prêts de microfinance portent préjudice à des groupes autochtones
Des investisseurs internationaux impliqués dans des dépossessions forcées de terres et des violations des droits
Des prêts prédateurs consentis par les institutions de microfinance au Cambodge entraînent des dépossessions foncières et des violations des droits humains à l’encontre des communautés autochtones, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Parmi les bailleurs de fonds des prêteurs cambodgiens impliqués dans ces préjudices figurent des investisseurs privés, des banques publiques de développement et la Société financière internationale (SFI), la branche d’investissement privée de la Banque mondiale.
Le rapport de 120 pages, intitulé « Debt Traps: Predatory Microfinance Loans and the Exploitation of Cambodia’s Indigenous Peoples » (« Pièges de l’endettement : Prêts de microfinance prédateurs et exploitation de populations autochtones au Cambodge » – résumé et recommandations en français), explique comment le surendettement de communautés autochtones des provinces du nord-est du Cambodge a entraîné des ventes de terres forcées, des suicides provoqués par l’endettement, l’insécurité alimentaire ainsi que la perte d’accès aux soins de santé et à l’éducation. Des institutions de microfinance (IMF) cambodgiennes ont régulièrement accordé des prêts aux emprunteurs autochtones par l’intermédiaire d’agents de crédit et de documents rédigés en khmer, une langue que bon nombre d’entre eux ne comprennent pas, pour des montants bien supérieurs à leurs capacités de remboursement.
« Des prêteurs cambodgiens ont présenté les prêts de microfinance comme une solution pour sortir de la pauvreté, mais ils ont poussé des familles autochtones vers le surendettement », a déclaré Bryony Lau, directrice adjointe de la division Asie à Human Rights Watch. « Ces prêts ont coûté leurs terres, leur santé, et parfois même la vie à un grand nombre de personnes. »
Le microcrédit vise à donner accès à des capitaux aux personnes vivant dans la pauvreté, notamment pour développer leurs petites entreprises, grâce à des fonds qui seraient autrement difficiles, voire impossibles à obtenir. À l’origine, au milieu des années 1970, les prêts de microfinance étaient des prêts de groupe fondés sur la confiance et la responsabilité mutuelles, et ne nécessitaient aucune garantie. Au Cambodge, comme dans un grand nombre d’autres pays, les IMF, initialement des organismes à but non lucratif fondés par des donateurs et des organisations non gouvernementales, sont devenues des entreprises très rentables pour les investisseurs nationaux et internationaux au cours de ces dernières décennies.
Entre février et octobre 2024, Human Rights Watch a mené des entretiens avec plus de 50 villageois autochtones touchés par le surendettement lié à la microfinance, dans la province cambodgienne de Ratanakiri et ses environs. Leurs témoignages ont été corroborés, dans la mesure du possible, par des organisations de la société civile, des journalistes, des experts du secteur et des agents de crédit de plusieurs institutions de microfinance cambodgiennes, ainsi que par des documents écrits, notamment des rapports du secteur de la microfinance, des données internes de ce secteur, ainsi que les documents de prêt et les rapports de solvabilité des emprunteurs.
Des emprunteurs autochtones ont décrit comment des agents de crédit avaient fait pression sur eux ou les contraignant à contracter des prêts informels ou à vendre des terres ou des biens pour rembourser leurs dettes, parfois par le biais de visites répétées, de menaces de poursuites judiciaires ou d’intervention des autorités locales. Les emprunteurs ont déclaré ne pas avoir pleinement compris le remboursement des prêts, les raisons des frais ni le fonctionnement des taux d’intérêt avant la réception de leurs prêts.
Les institutions de microfinance ont accepté des « titres [fonciers] souples » (« soft titles »)– un document informel mais couramment utilisé, délivré par une autorité locale – qui empiètent sur les titres fonciers collectifs autochtones comme garantie, malgré les protections dont bénéficient ces terres en vertu de la loi cambodgienne. L’utilisation de terres autochtones comme garantie sans consentement libre, préalable et éclairé risque de violer les droits fonciers collectifs, en particulier lorsque les prêts sont garantis par des terres coutumières ou détenues en commun, ou en cours d’enregistrement en tant que telles.
L’acceptation de ces « titres souples » comme garantie compromet le processus de demande de titres fonciers collectifs, car ce processus exige que les membres de la communauté collectent tous ces titres souples et les remettent aux fonctionnaires du gouvernement cambodgien. Or, cela est impossible si ces titres sont détenus en garantie.
Des emprunteurs autochtones ont signalé avoir subi des pressions de la part des agents de crédit pour vendre leurs terres et, dans certains cas, vendre une partie ou la totalité de leurs terres, par crainte de représailles de la part des prêteurs. Ces pratiques prédatrices de prêt et de recouvrement portent atteinte à l’identité, aux moyens de subsistance et à la survie des autochtones.
Human Rights Watch a constaté des lacunes dans la surveillance exercée par le gouvernement cambodgien sur le secteur de la microfinance, ainsi que des manquements de la part des investisseurs étrangers à l’obligation de diligence raisonnable en matière de droits humains, en violation de leurs propres normes d’investissement et des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.
Dès 2015, la Société financière internationale (SFI) a reconnu le risque de surendettement et la faiblesse de la protection des consommateurs dans le secteur de la microfinance cambodgien, et a néanmoins continué d’investir dans ce secteur. Entre 2016 et 2021, elle a investi plus de 438 millions de dollars US. En 2022, des organisations cambodgiennes de défense des droits humains ont déposé une plainte officielle auprès du Médiateur-conseil en matière de conformité de la société, déclenchant ainsi une enquête.
Toutes les parties prenantes – notamment les investisseurs internationaux, les régulateurs cambodgiens et les institutions de microfinance elles-mêmes – devraient garantir l’accès à des recours, comprenant l’annulation et la restructuration substantielle de la dette, ainsi que la récupération des terres autochtones obtenues par le biais de ventes foncières forcées, selon Human Rights Watch.
Les efforts visant à offrir des recours devraient s’étendre au-delà des acteurs actuels et inclure les investisseurs et les actionnaires qui ont profité de prêts abusifs et qui se sont depuis retirés sans avoir réparé les préjudices subis. Ces parties prenantes devraient financer un mécanisme de traitement des plaintes indépendant, conforme aux directives des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.
« Le secteur de la microfinance cambodgien a été soutenu par la Société financière internationale (SFI), les banques internationales de développement et des investisseurs privés, qui ont ignoré les preuves de plus en plus nombreuses des préjudices subis, ainsi que les appels répétés à l’action et à l’aide lancés par des organisations et des emprunteurs cambodgiens », a conclu Bryony Lau. « La SFI et les autres bailleurs de fonds devraient veiller à ce que les peuples autochtones ne souffrent plus afin que les investisseurs puissent en tirer profit. »
Citations et témoignages tirés du rapport :
Le 6 mars 2024, une cultivatrice de noix de cajou autochtone kouy, âgée de 62 ans, à Ratanakiri, a décrit les pressions qu’elle a subies pour contracter davantage de prêts :
Je ne sais ni lire ni écrire en khmer, ni dans aucune autre langue. Même ma vue est mauvaise, je vois à peine de l’autre côté de la rue, donc je ne comprends aucun de mes documents de prêt. Je leur ai dit que je ne voulais plus emprunter, mais ils m’ont demandé : « Comment allez-vous rembourser vos autres prêts si vous n’empruntez pas davantage ? »
Le 21 février 2024, une ouvrière agricole autochtone kachok, à Ratanakiri, a décrit comment des agents de crédit l’ont menacée — sans fondement juridique — de poursuites pénales pour non-remboursement de ses prêts :
Ils nous ont relu les lettres pour nous forcer à payer. Ils me disaient que je m’exposerais à des poursuites judiciaires si je ne payais pas… que je devrais les accompagner au tribunal… Je ne connais pas la loi, je crains juste d’être emmenée au poste de police et d’être contrainte de payer. Je craignais d’être mise en prison pour ça.
Un producteur autochtone jarai de noix de cajou de Ratanakiri a décrit l’impact physique et mental des menaces proférées par l’agent de crédit :
J’ai dit à l’agent de crédit : « Quand vous me menacez et me parlez comme ça, je me sens faible et j’ai un problème cardiaque, mes bras et mes jambes sont faibles, j’ai des vertiges et je ne peux pas supporter le stress. » L’agent de crédit me répondait : « Si vous avez des terres, vendez-les. Quels que soient vos biens, vendez-les pour nous rembourser. Si vous devez emprunter à votre famille ou vendre vos terres, faites-le pour pouvoir nous rembourser. »
Human Rights Watch – 24 septembre 2025
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