Washington qualifie le Cambodge d’« État sponsor » de la traite humaine
Les États-Unis placent le Cambodge en Tier 3 pour la 4e année et le désignent pour la première fois comme « État sponsor » de la traite des êtres humains.
Le Département d’État américain a publié mardi son rapport annuel longtemps retardé sur la traite des êtres humains, plaçant le Cambodge dans la catégorie la plus basse, le Tier 3, pour la quatrième année consécutive et, pour la première fois, en le qualifiant d’« État sponsor » de la traite.
Une publication retardée et un contexte politique tendu
Les autorités cambodgiennes ont jusqu’à présent peu réagi à cette désignation, qui intervient peu après la nomination de Donald Trump au prix Nobel de la paix par Phnom Penh. Contrairement aux années précédentes, l’ambassade américaine à Phnom Penh n’a pas encore partagé le rapport.
Le document, publié avec trois mois de retard sur son calendrier initial, survient également alors que des informations évoquent un recul des efforts de l’administration Trump contre la traite, ce que la Maison Blanche a qualifié de « non-sens ».
Intitulé officiellement rapport 2025 sur la traite des personnes (TIP), il détaille la situation et les réponses apportées en matière de traite aux États-Unis et dans plus de 185 pays.
Le Tier 3 et le nouveau label d’« État sponsor »
Le statut Tier 3 signifie que le Cambodge ne respecte pas les normes minimales du département d’État pour lutter contre la traite et ne fait pas d’efforts significatifs en ce sens. Dix-neuf autres pays figurent également en Tier 3 cette année, dont douze – parmi eux la Birmanie et la Chine – sont, comme le Cambodge, considérés comme ayant un « schéma ou une pratique » documentée de traite qui justifie le label d’« État sponsor », selon Washington.
Complicités au sommet de l’État
Les critiques américaines se concentrent sur l’hébergement depuis longtemps documenté de l’industrie des escroqueries en ligne au Cambodge et son recours au travail forcé, avec, selon des chercheurs, la complicité de hauts responsables.
« Des responsables gouvernementaux de haut niveau ont intimidé des victimes et témoins de travail forcé dans les opérations d’arnaques en ligne, ainsi que des acteurs de la société civile enquêtant sur ces crimes, et ont entravé les investigations », souligne le rapport.
Il ajoute que certains responsables et conseillers cambodgiens « ont tiré profit financièrement de la criminalité et du travail forcé des victimes, notamment par la propriété privée de sites et d’immeubles hébergeant ces opérations ».
Une industrie criminelle tentaculaire
Winrock International estime que 350 grands complexes frauduleux opèrent au Cambodge, exploitant environ 150 000 personnes de plus de 22 pays et générant chaque année entre 12 et 19 milliards de dollars.
À l’échelle régionale, plus de 300 000 personnes seraient contraintes à des activités criminelles au Cambodge, au Laos et en Birmanie.
Le Trésor américain affirme que les escroqueries basées en Asie du Sud-Est ont coûté plus de 10 milliards de dollars aux citoyens américains en 2024.
Réponses limitées de Phnom Penh
Début 2025, sous la pression internationale croissante, le Premier ministre Hun Manet a ordonné une campagne nationale contre les réseaux frauduleux. L’opération a surtout ciblé de petites structures, laissant intactes de grandes installations soupçonnées de liens avec des personnalités influentes, dont le sénateur Ly Yong Phat, déjà sanctionné par les États-Unis.
Le rapport TIP note que malgré l’ampleur du phénomène, le Cambodge n’a jamais arrêté ni poursuivi un seul opérateur ou propriétaire de complexe et n’a pas engagé de poursuites contre l’officiel sanctionné. Depuis 2022, aucune affaire de traite de main-d’œuvre n’a été poursuivie.
Pressions extérieures et affaires connexes
En Thaïlande, pays dont les relations avec le Cambodge sont tendues après l’affrontement frontalier meurtrier de juillet, un mandat d’arrêt a été émis contre le magnat et haut responsable cambodgien Kok An pour ses liens présumés avec les arnaques.
Au Cambodge, l’Unité anticorruption a récemment inculpé uniquement un groupe de policiers de niveau intermédiaire accusés d’avoir accepté des pots-de-vin de fraudeurs thaïlandais à Poipet, où se trouvent aussi des complexes liés à Kok An.
Analyses et réactions
« En lisant les rapports TIP sur le Cambodge depuis de nombreuses années, la conclusion principale est toujours la complicité flagrante et généralisée de hauts responsables dans la traite », explique Jacob Sims, chercheur invité au Asia Center de l’université Harvard et analyste des réseaux criminels transnationaux dans la région.
Il estime que l’étiquette d’« État sponsor » est « justifiée et attendue depuis longtemps ».
Selon lui, les lacunes de Phnom Penh en matière de lutte contre la traite ne se limitent pas aux arnaques en ligne mais touchent l’ensemble des dossiers : « C’est un système où des élites locales coupables ouvrent la voie à des criminels transnationaux, principalement des réseaux chinois, pour installer des hubs frauduleux et exploiter le processus de naturalisation du Cambodge ».
Autres formes de traite et répression de la presse
Le rapport met aussi en avant d’autres préoccupations, dont les abus visant les travailleurs migrants cambodgiens, les mariages forcés et la traite à des fins sexuelles.
« La différence avec les escroqueries, c’est que leur ampleur et leur empreinte technologique rendent désormais les preuves d’implication étatique indéniables », affirme Sims.
Les journalistes locaux qui ont enquêté sur ces liens entre industrie de l’arnaque et élites politiques ont été emprisonnés pour des motifs présentés comme étrangers à leurs enquêtes, tels que l’incitation.
Critiques contre les autorités
Les autorités nient toute complicité dans l’industrie de l’arnaque et tout manquement à leurs devoirs.
Des organismes tels que le département de lutte contre la traite de la Police nationale et le Comité national de lutte contre la traite sont accusés de ne pas identifier correctement les victimes, de qualifier des plaintes de « litiges du travail » et de mener des descentes jugées largement « performatives ».
Les porte-paroles de la Police nationale, du ministère de l’Intérieur et de la direction anti-traite n’ont pas répondu aux demandes de commentaire. Le porte-parole du gouvernement, Pen Bona, a renvoyé les journalistes vers Chou Bun Eng, vice-présidente permanente du Comité national de lutte contre la traite, qui n’a pas non plus réagi.
Les recommandations américaines
Le Département d’État exhorte le Cambodge à renforcer l’application de la loi et la responsabilité des acteurs, notamment par l’ouverture d’enquêtes et de poursuites contre les trafiquants, y compris les responsables, assorties de sanctions significatives. Il recommande également une meilleure identification des victimes, une extension des services de protection pour les victimes nationales et étrangères, ainsi qu’une liberté accrue pour les ONG et les journalistes.
Vers de nouvelles sanctions ?
Traditionnellement, le classement en Tier 3 et l’étiquette d’« État sponsor » ouvrent la voie à des mesures de rétorsion du président américain, comme des coupes dans l’aide étrangère – une aide déjà largement réduite cette année avec le démantèlement de l’USAID au Cambodge.
Interrogé sur de possibles sanctions ciblant de nouveaux responsables cambodgiens, Sims a estimé que ce n’est pas garanti mais que le nouveau label montre qu’« il pourrait y avoir un appétit » pour aller plus loin.
« En d’autres termes, cette étiquette n’est pas une solution miracle, mais elle constitue une étape significative dans la bonne direction », a-t-il conclu.
Par Coby Hobbs & Khuon Narim – CamboJA News / Lepetitjournal.com – 2 octobre 2025
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