Cambodge : Arrestations de personnes ayant critiqué le conflit frontalier
Des activistes sur les réseaux sociaux, des journalistes et des membres de l’opposition ont été accusés de trahison et d’incitation à la révolte
Les autorités cambodgiennes ont arbitrairement arrêté et inculpé au moins 16 personnes pour avoir exprimé leur opinion sur les réseaux sociaux au sujet du conflit frontalier survenu entre le Cambodge et la Thaïlande en juillet et août, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch.
Les autorités ont inculpé la plupart des personnes arrêtées d’« incitation à la révolte », en vertu des articles 494 et 495 du Code pénal cambodgien, qui prévoient jusqu’à deux ans d’emprisonnement. Au moins trois personnes sont accusées de trahison et encourent des peines de cinq à quinze ans d’emprisonnement. Le gouvernement devrait immédiatement libérer et abandonner les poursuites contre les journalistes, les utilisateurs des réseaux sociaux et les membres de l’opposition politique qui sont poursuivis simplement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression.
« Les autorités cambodgiennes utilisent le récent conflit frontalier avec la Thaïlande comme prétexte pour intimider les personnes qui expriment librement leurs opinions sur les réseaux sociaux, et pour harceler les détracteurs du gouvernement », a déclaré Bryony Lau, directrice adjointe de la division Asie à Human Rights Watch. « Ces arrestations injustifiées et les accusations infondées de trahison et d’incitation à la révolte démontrent le mépris du gouvernement cambodgien à l’égard de la liberté d’expression et de la liberté des médias. »
Après des semaines de tensions croissantes dans des zones frontalières contestées, des affrontements armés entre la Thaïlande et le Cambodge ont éclaté le 24 juillet et ont duré environ deux semaines. Les deux pays se sont mutuellement accusés d’avoir déclenché les combats. La Thaïlande a accusé le Cambodge d’avoir posé des mines terrestres qui ont blessé des soldats thaïlandais, tandis que le Cambodge a affirmé que la Thaïlande utilisait des armes à sous-munitions.
Le 29 octobre, les autorités cambodgiennes ont arrêté un activiste, Phon Yuth, à son domicile dans la province de Takeo. Le tribunal provincial de Takeo a ensuite publié un communiqué confirmant qu’il avait été inculpé d’« incitation à la révolte », suite à ses publications sur Facebook critiquant la gestion du conflit par le gouvernement.
Phon Yuth, qui souffre d’un handicap physique et se déplace en fauteuil roulant, avait déjà été arrêté à deux reprises, en 2019 et en 2024, après avoir publié sur les réseaux sociaux des messages critiquant le gouvernement. Les prisons cambodgiennes sont surpeuplées, et il a déclaré avoir eu des difficultés à utiliser les toilettes et à accéder à des soins de santé adéquats lors de son incarcération en 2019.
Les autorités cambodgiennes ont également récemment pris pour cible des journalistes pour leur couverture du conflit frontalier, trois d’entre eux ayant été arrêtés depuis juillet. Le 21 août, les autorités ont révoqué la licence médiatique du site Sara NCC Daily (CCN Online TV) ; une semaine plus tard, elles ont arrêté Meas Sara, principal journaliste de ce média. Il avait diffusé en direct des interviews de villageois cambodgiens déplacés d’une zone située le long de la frontière thaïlandaise. Les autorités l’ont accusé d’« incitation à la révolte » ; il a depuis été libéré, mais il reste sous surveillance judiciaire pendant que la procédure judiciaire se poursuit.
Le 31 juillet, les autorités ont arrêté deux autres journalistes, Phorn Sopheap (Battambang Post) et Pheap Pheara (TSP 68 TV Online) ; ils ont ensuite été accusés d’avoir « fourni à un État étranger des informations préjudiciables à la défense nationale », en vertu de l’article 445 du Code pénal. Il s’agit d’une accusation de complot encore plus grave que l’« incitation à la révolte ». Les deux journalistes avaient publié sur les réseaux sociaux une photo les montrant aux côtés de soldats cambodgiens devant le temple de Ta Krabei dans le sud-est du Cambodge, près de la frontière avec la Thaïlande. Les médias thaïlandais ont ensuite republié la photo et ont affirmé qu’elle montrait des mines terrestres, en arrière-plan.
Phorn Sopheap et Pheap Pheara ont été placés en détention provisoire, et risquent entre 7 et 15 ans de prison s’ils sont reconnus coupables.
Le 14 août, les autorités ont arrêté Chheng Sreyrath, une personnalité connue en ligne sous le nom de Love Riya, après qu’elle eut déclaré sur les réseaux sociaux qu’elle continuerait à acheter des produits thaïlandais disponibles légalement, malgré des appels au boycott lancés en ligne. Les autorités l’ont accusée d’« incitation à la discrimination » et de « démoralisation de l’armée », en vertu des articles 496 et 472 du Code pénal. Elle risque une peine de prison de deux à cinq ans si elle est reconnue coupable.
La répression menée par le gouvernement a également touché des membres de l’opposition politique et des détracteurs qui ont exprimé leur opinion sur le conflit frontalier. Les autorités ont arrêté et détenu plusieurs membres du parti d’opposition Nation Power Party, accusés d’« incitation à la haine » après avoir critiqué la gestion du conflit frontalier par le gouvernement sur Facebook et d’autres médias sociaux. Parmi les personnes arrêtées figurent Soeung Heang, chef du Nation Power Party dans la province de Battambang, et Eam Ravuth, responsable de ce parti à Phnom Penh.
Keo Heang, 75 ans, secrétaire provincial du Nation Power Party dans la province de Kampot, a été arrêté début juillet peu après avoir publié des critiques sur les modifications apportées à la Constitution et à la loi sur la nationalité du Cambodge, qui confèrent au gouvernement des pouvoirs étendus pour révoquer la citoyenneté. L’ancien Premier ministre et actuel président du Sénat, Hun Sen, avait déclaré que ces modifications étaient nécessaires pour permettre au gouvernement de retirer la citoyenneté aux Cambodgiens accusés de collusion avec des puissances étrangères.
Le gouvernement cambodgien a depuis longtemps recours à des accusations pénales abusives pour restreindre la liberté d’expression. Il a systématiquement utilisé à mauvais escient l’accusation d’« incitation à la rébellion » pour réprimer des détracteurs du gouvernement. En 2021, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme au Cambodge a exprimé sa préoccupation quant au recours abusif à cette accusation.
Depuis que Hun Manet est devenu Premier ministre en 2023 après la démission de son père, le gouvernement a aussi fréquemment recouru à l’accusation de « trahison » pour réprimer les libertés fondamentales. De telles accusations ont été portées contre des membres de l’opposition politique et des activistes écologistes en 2021, des défenseurs des droits fonciers en 2023, des leaders étudiants et des activistes qui avaient cherché refuge en Thaïlande en 2024, et maintenant des utilisateurs de réseaux sociaux et des journalistes en 2025.
« Tous les Cambodgiens devraient pouvoir exercer leur droit de s’exprimer en ligne et hors ligne, sans crainte d’être détenus et inculpés simplement pour avoir exprimé une opinion critique », a conclu Bryony Lau. « Les gouvernements étrangers que cette situation préoccupe devraient exhorter les autorités cambodgiennes à abandonner ces accusations infondées, et à libérer les personnes détenues illégalement. »
Human Rights Watch – 5 novembre 2025
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