Tenants et aboutissants du conflit frontalier entre le Cambodge et la Thaïlande (1ère partie)
L’aube naissait à peine quand le sous-lieutenant Suon Roun perdait la vie, le 28 mai dernier, sous des tirs de l’armée thaïlandaise.
L’escarmouche n’allait durer qu’une dizaine de minutes, mais la mort de ce soldat cambodgien, âgé de 48 ans et affecté à une zone contestée entre son pays et la Thaïlande voisine, marquait un nouveau point de rupture dans un conflit frontalier aux racines anciennes et profondes, et qui risquait d’embraser ce coin de l’Asie du Sud-Est.
Depuis cet incident, d’autres violences ont fait irruption, notamment des affrontements qui ont entrainé la mort de plusieurs dizaines de soldats et de civils, jusqu’à un cessez-le-feu adopté le 28 juillet.
Or, il y a quelques jours avant de mettre sous presse, le premier ministre du Cambodge Hun Manet et son homologue thaïlandais Anutin Charnvirakul signaient une déclaration de paix à Kuala Lumpur, en Malaisie, en marge du sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEAN en anglais).
Même si le chemin vers une solution durable reste semé d’embuches, l’entente du 26 octobre n’en représente pas moins un tournant important après plusieurs mois de crise. D’ailleurs, grâce au soutien des États-Unis, il se peut bien que cet accord aide le président américain Donald Trump à décrocher le prix Nobel de la paix – honneur qu’il convoite ardemment et bruyamment.
Les enjeux diplomatiques du différend Thaïlande-Cambodge vont au cœur de quelques-unes des grandes questions de la géopolitique actuelle. Le jeu d’influence entre la Chine et les États-Unis dans la région Asie-Pacifique n’en est pas des moindres. L’héritage toxique du colonialisme européen entre aussi en ligne de compte, tout comme c’est le cas du conflit en Palestine.
Ce sont autant de raisons de s’intéresser à ce dossier qui se joue loin de notre province.Les origines de ce contentieux remontent à près d’un millénaire. C’est au 11e siècle que fut construit, sous l’empire khmer, le temple de Preah Vihear, décidé au dieu indou Shiva et devenu depuis lors temple bouddhiste. À une centaine de kilomètres de celui-ci se situe le sanctuaire de Ta Muen Thom. Quoique moins célèbres que le monument d’Angkor Vat, ces deux sites religieux et d’autres à proximité se trouvent au cœur de la dispute.
Si les deux pays, à majorité bouddhiste de la branche theravada, partagent la même religion, ils n’ont pas eu la même expérience sous le colonialisme européen qui s’est imposé dans la région au 19e siècle.
La Thaïlande, appelée pendant longtemps le Royaume de Siam, n’a jamais été colonisée par une puissance étrangère. Toujours est-il que le Siam a subi des rapports très inégaux face au Royaume-Uni, qui s’est emparé de la Birmanie, et surtout à la France, qui a entrepris l’invasion des territoires voisins dans les années 1850. Avec le Laos et le Vietnam actuels, le Cambodge a fait partie de l’Indochine française jusqu’en 1953.
En étant qu’État souverain, le Siam a négocié avec la France un traité important en 1907, en vertu duquel le royaume thaï cédait plusieurs territoires en échange d’une reconnaissance formelle de ses limites avec l’empire français. C’est cet accord qui sert de justifications aux revendications thaïlandaises sur la zone contestée, connue comme le Triangle d’émeraude.
Devenu indépendant après la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la guerre d’Indochine (1946-54), le Cambodge a demandé à la Cour internationale de justice (CIJ) de statuer sur le temple de Preah Vihear. Ce site fut attribué au Cambodge, mais la Thaïlande a refusé de se retirer.
Les tensions frontalières ont tourné à la violence en 2008 lorsque le Cambodge s’apprêtait à proposer l’inscription de Preah Vihear au patrimoine mondial de l’UNESCO. Sous la pression de la rue, le gouvernement thaïlandais a retiré son appui initial. Des troupes ont été mobilisées de part et d’autre, et quelques affrontements allaient se produire jusqu’en 2011.
La décision de la CIJ sera réaffirmée en 2013. Puisque la Thaïlande ne reconnait pas la compétence obligatoire de cette institution, elle n’accepte pas son jugement.
Il faut aussi compter avec l’histoire tumultueuse du Cambodge postcolonial, dont l’épisode le plus notoire et le plus tragique est le règne de terreur des Khmers rouges, un mouvement communiste radical, de 1975 à 1979. Encore aujourd’hui, le Cambodge est plus pauvre et moins développé que ses voisins populeux, c’est-à-dire la Thaïlande et le Vietnam, tout en entretenant de bonnes relations avec ce dernier ainsi qu’avec le Laos.
La Thaïlande n’est pas restée, elle non plus, à l’abri des tempêtes politiques, voire de problèmes d’instabilité. D’ailleurs, la confrontation de l’été dernier aura provoqué une crise au sein du gouvernement, un aspect de ce dossier qu’on explora davantage dans notre prochaine chronique.
Derrière cette joute territoriale se profilent des intérêts géopolitiques plus grands. Tandis que la Thaïlande s’affiche comme un fidèle allié des États-Unis, le Cambodge est perçu par certains comme un vassal de la Chine, qui aimerait bien chasser l’influence américaine de sa cour arrière. Toutefois, c’est le premier ministre Hun Manet qui vient de proposer la candidature du président Trump au prix Nobel de la paix.
Décidément, rien n’est dessiné en noir et blanc…
Par Clint Bruce – Le Courrier de la Nouvelle-Écosse – 6 novembre 2025
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