Thaïlande-Cambodge : une carte tracée par les Français au cœur du conflit frontalier
Une carte dessinée par des cartographes français en 1907 est à l’origine des conflits territoriaux actuels entre la Thaïlande et le Cambodge. La Thaïlande conteste en effet la légitimité d’un traité conclu à l’époque coloniale entre le royaume de Siam et l’Indochine française.
Les hostilités ont repris le long de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, forçant plus d’un demi-million de personnes à évacuer pour fuir les combats. Le nombre de déplacés excède celui de l’été dernier, après des affrontements que le cessez-le-feu signé en octobre sous l’égide de Donald Trump n’a pas réussi à endiguer.
Les deux pays d’Asie du Sud-Est continuent de se défier autour du tracé de leur frontière commune de 800 kilomètres. Une frontière dessinée par des cartographes français en 1907, à la suite d’un traité entre l’Indochine française et le royaume de Siam. Cette délimitation est à l’origine d’un très vieux contentieux.
Pour le comprendre, il faut d’abord revenir sur l’origine de deux États. Le Cambodge se définit comme héritier de l’empire khmer (IXe–XVe siècles), tandis que la Thaïlande descend directement du royaume de Siam. Or chacune de ces puissances a exercé – à des époques différentes – une influence sur des zones frontalières qui appartiennent aujourd’hui à l’un ou à l’autre pays. Ces héritages alimentent encore des visions concurrentes sur la délimitation des territoires « historiques » et nourrissent des revendications territoriales.
L’inexact suivi de la ligne du partage des eaux
Mais le conflit actuel trouve surtout son origine à l’époque coloniale. En 1907, le royaume de Siam et l’Indochine française signent un traité qui définit leur frontière commune. Le royaume siamois est alors pris en étau entre les puissances coloniales françaises (à l’est) et britanniques (à l’ouest et au sud). Il est en position d’infériorité après sa défaite de 1893 face à la France. Sous pression, le royaume cède à l’Indochine trois provinces situées dans la région d’Angkor (Battambang, Siem Reap et Sisophon) en échange de la garantie de son indépendance.
Selon le traité de 1907, la nouvelle frontière entre le Siam et l’Indochine française doit suivre la ligne de partage des eaux sur la crète des monts Dangrek. Il s’agit de la ligne naturelle qui sépare deux bassins-versants, c’est-à-dire deux zones où les eaux de pluie s’écoulent dans des directions différentes. Là où l’eau qui tombe rejoint le bassin du Mékong supérieur, ce sera du côté de la Thaïlande. Là où l’eau qui tombe sur le versant sud et descend vers les plaines cambodgiennes, ce sera le Cambodge.
Cette frontière basée sur la géographie naturelle est censée être plus stable et plus facile à identifier. Mais celle qui est finalement dessinée par les géographes français, après ce traité, ne respecte pas totalement ce principe et le tracé passe parfois plus au sud que la crête naturelle.
Cela conduit notamment à placer certains temples du côté cambodgien, alors que la ligne de partage des eaux aurait pu conduire à une autre délimitation. Si des erreurs de relevés topographiques ont pu être invoquées pour justifier ce tracé, les autorités coloniales françaises sont suspectées d’avoir agi intentionnellement pour inclure sur leur territoire des temples khmers d’une grande importance historique.
Les temples de la discorde
Ces temples sont depuis plusieurs années au cœur des affrontements territoriaux entre la Thaïlande et le Cambodge. Il en va ainsi du temple de Preah Vihear, sanctuaire khmer érigé au IXe siècle au sommet d’une falaise, aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Situé au nord de la frontière, en territoire cambodgien, il est depuis de nombreuses années revendiqué par la Thaïlande.
En 1953, lorsque le Cambodge obtient son indépendance, la Thaïlande tente de reprendre temporairement le contrôle de ce temple. Pour trancher ce différend, l’État thaïlandais décide finalement de saisir en 1959 la Cour internationale de justice (CIJ). Trois ans plus tard, l’arbitrage de la CIJ reconnaît la souveraineté du Cambodge sur le temple de Preah Vihear, invoquant le traité de 1907, confirmé par des traités franco-siamois ultérieurs, en 1925 et en 1937, ainsi que par la Convention de Washington de 1946.
Des années plus tard, alors que temple est candidat pour être classé à l’Unesco (2008) de nouvelles tensions surgissent et dégénère en affrontements en 2011. De nouveau saisie, la CIJ tranche en 2013, tout comme en 1962, en faveur du Cambodge.
Malgré la mise en place d’une Commission bilatérale khméro-thaïlandaise en 1997 pour traiter ces brulantes questions frontalières (Joint Boundary Commission), le sujet n’est pas clos. Aujourd’hui, la Thaïlande refuse de reconnaître les décisions de la CIJ et conteste toujours la légitimité du traité de 1907, qu’elle estime avoir signé sous la contrainte. Le Cambodge, de son côté, appelle à respecter ces traités et les jugements internationaux.
Par Elisa Brinai – La Croix – 10 décembre 2025
Articles similaires / Related posts:
- Tensions entre la Thaïlande et le Cambodge : le Cambodge appelle la Thaïlande à lui remettre 20 soldats capturés Le Cambodge demande à la Thaïlande de lui restituer 20 soldats capturés après l’instauration d’un cessez-le-feu....
- La Thaïlande rend au Cambodge deux soldats blessés, mais en détient 18 autres Le Cambodge a salué vendredi le retour de deux soldats blessés, capturés par l’armée thaïlandaise après la mise en œuvre d’un cessez-le-feu entre les deux camps, mettant fin à cinq jours de combats pour des revendications territoriales concurrentes....
- Nouvelle explosion de mine à la frontière : Bangkok accuse, Phnom Penh dément Bangkok accuse Phnom Penh d’avoir posé une mine blessant un soldat thaïlandais. Le Cambodge dément et dénonce un prétexte à l’escalade militaire....
- Tenants et aboutissants du conflit frontalier entre le Cambodge et la Thaïlande (1ère partie) L’aube naissait à peine quand le sous-lieutenant Suon Roun perdait la vie, le 28 mai dernier, sous des tirs de l’armée thaïlandaise....
- Thaïlande – Cambodge: les affrontements reprennent, les deux camps se rejettent la faute Un soldat thaïlandais et quatre civils cambodgiens ont été tués ce lundi 8 décembre, après la reprise des affrontements entre les deux pays. Ils sont opposés de longue date sur un différend frontalier et se rejettent la responsabilité des violences. Bangkok affirme avoir utilisé des avions pour frapper des « cibles militaires » et mettre fin aux « tirs de soutien cambodgiens« . ...