Le Laos avance un nouveau projet de barrage sur un Mékong déjà malade
Sur une rive élargie du Mékong, des balises jaunes et des visites de géomètres témoignent des préparatifs en cours pour construire le troisième et plus grand barrage du Laos sur le fleuve Mékong.
A environ une heure plus en aval, dans la paisible ville touristique de Luang Prabang, les développeurs du barrage ont écouté la semaine dernière les arguments des groupes de citoyens plaidant pour un report du projet de production hydroélectrique de 1.400 mégawatts (MW).
Ces derniers estiment que le gouvernement lao et ses partenaires vietnamiens et thaïlandais devraient attendre afin de pouvoir évaluer l’impact sur la pêche et l’agriculture en aval du barrage de Xayaburi, le premier grand projet hydroélectrique sur le Mékong achevé récemment au Laos.
Soumis aux perturbations des multiples barrages, de la pollution et de l’extraction de sable, l’état du plus grand fleuve d’Asie du Sud-Est suscite des inquiétudes croissantes chez les écologistes et les communautés qui en dépendent.
Alors que le lancement du projet de Luang Prabang est a priori prévu d’ici la fin de l’année, des riverains disent pourtant ne toujours pas savoir s’ils doivent s’attendre à être relocalisés ni quand.
« Nous n’avons rien entendu à ce sujet, mais si cela se fait, nous n’avons pas le choix », a déclaré un agriculteur interrogé près du site du barrage, ne donnant que son prénom Somphorn.
L’année passée a été difficile pour les quelque 2.390 km de la partie inférieure du Mékong sur laquelle vivent 60 millions de personnes.
Le fleuve a atteint des niveaux de sècheresse jamais vus en 50 ans, alors que les riverains s’inquiétaient des effets combinés du changement climatique et des 11 barrages construits en Chine, dont beaucoup pensent qu’ils retiennent les eaux.
L’ambassade de Chine à Bangkok a indiqué qu’une grave sécheresse avait frappé la région depuis début 2019 et qu’elle avait augmenté le débit de l’eau en amont à la demande de la Thaïlande.
De plus, au cours des quatre derniers mois, le Laos a ouvert ses deux premiers barrages sur le bas Mékong – Xayaburi et Don Sahong – après des années d’opposition de la part des écologistes.
Manne économique providentielle
Le Laos connait un boom sans précédent dans la production hydroélectrique avec une cinquantaine de barrages construits au cours des 15 dernières années, au moins 50 actuellement en construction et 288 autres prévus sur ses nombreuses rivières et ruisseaux.
Si tous les projets sont construits, cela portera la capacité hydroélectrique du pays à 27.000 MW, contre seulement 700 MW en 2005, selon les données compilées par le Stimson Center de Washington.
Le forum qui avait lieu la semaine dernière au Laos devait rendre compte du processus de consultation du projet Luang Prabang, et les organisateurs ont assuré que les questionnements émis par sceptiques seraient entendus.
Mais tout le monde n’est pas convaincus.
« C’est comme s’ils n’écoutaient nos préoccupations que d’une oreille », regrette Pittipat Puangpan, un agriculteur thaïlandais de 56 ans qui a assisté à une autre consultation le mois dernier en Thaïlande.
La principale de ces préoccupations concerne l’efficacité des systèmes de portes supposées permettre le passage des alluvions et des écluses complexes appelées échelles à poissons à Xayaburi, qui sert de modèle au projet Luang Prabang.
Et les efforts pour rassurer les sceptiques n’ont pas vraiment toujours réussi à convaincre.
Montrant des animations du projet de barrage, la semaine dernière à Luang Prabang, un fonctionnaire a marqué un temps d’arrêt devant une représentation peu convaincante de poissons transitant dans l’une de ces fameuses échelles à poissons.
« Peut-être devrions-nous former les poissons à utiliser l’échelle », a plaisanté Vithounlabandish Thommabout, directeur adjoint du ministère laotien de l’Énergie et des Mines, ne suscitant que quelques rires épars.
Une technologie jamais testée
L’entreprise qui exploite Xayaburi est une joint-venture entre le gouvernement communiste lao et une filiale du géant thaïlandais de la construction Ch Karnchang PCL. La société thaïlandaise, qui devrait également construire le barrage de Luang Prabang, a déclaré avoir dépensé 200 millions de dollars dans les systèmes de protection de l’écosystème.
Mais cette technologie n’a jamais été testée dans la région.
L’hydrologue thaïlandais Pongsak Suttinon veut disposer de davantage de données avant que le projet de Luang Prabang n’aille plus loin. « Nous n’avons jamais eu de barrages sur le lit principal du Bas-Mékong avant la mise en service de Xayaburi, ce qui signifie qu’une grande partie des informations techniques n’était que théorique », explique Pongsak Suttinon, qui enseigne à l’Université Chulalongkorn de Bangkok.
Depuis l’ouverture de Xayaburi, l’exploitant du barrage n’a publié aucune donnée sur le fonctionnement des systèmes devant permettre le passage des alluvions et des poissons, selon le MRC et d’autres organismes. Il a également refusé de répondre aux questions de Reuters. Vendredi, l’entreprise a permis une visite du barrage, mais n’a autorisé ni photos ni entretiens avec les travailleurs.
Economie versus écologie
Malgré de nombreuses questions restées sans réponse sur le barrage de Xayaburi, de nombreux observateurs s’accordent à dire que les travaux du projet Luang Prabang vont très vraisemblablement se poursuivre après la fin de la période de consultation en avril.
Tout d’abord, aucun pays ne peut opposer son veto au projet d’un autre pays en vertu du traité du Mékong de 1995 signé par le Laos, la Thaïlande, le Cambodge et le Vietnam.
Ensuite, il y a le poids de la manne économique.
Ces dernières années, des entreprises publiques et privées des quatre coins de cette même région du Mékong ont investi dans des barrages au Laos. L’un des partenaires de Luang Prabang est une filiale de la société d’État vietnamienne Petrovietnam.
Compte tenu des gains importants à tirer de ces investissements et du fait que de nombreux pays à forte croissance sont prêts à acheter de l’électricité, aucun pays du Mékong ne semble enclin à s’opposer au nouveau projet.
Chanthanet Boualapha, secrétaire générale du Comité national du Mékong, a assuré que le Laos tenterait de répondre à toutes les préoccupations concernant le barrage de Luang Prabang, mais sortir le pays de la pauvreté reste la première priorité.
« Nous avons du potentiel pour l’hydroélectricité… nous devons donc faire les barrages. C’est notre choix. »
Lepetitjournal.com avec Reuters – 11 février 2020
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