Les travailleurs thaïlandais à l’étranger, une réalité multi-facettes
La Thaïlande fait partie des rares pays à la fois d’immigration et d’émigration. Elle est vraisemblablement le seul en Asie du Sud-Est dans ce cas. Bien entendu, la différence paraît énorme entre les plus de 3 millions de travailleurs des pays voisins (surtout Birmanie, Cambodge, Laos) et la centaine de milliers de travailleurs thaïlandais [1] employés aujourd’hui à Taïwan, au Japon, en Corée du Sud et en Israël où, le 7 octobre, 24 seraient morts et 16 présumés kidnappés, selon Le Monde des 15-16 octobre, ce qui en ferait le pays étranger le plus touché si l’on exclut les binationaux.
La Thaïlande fut longtemps un pays plutôt sous peuplé. Jusqu’au XIXe siècle, un des objectifs des guerres était de ramener des pays vaincus des populations de paysans et d’artisans pour peupler les espaces déserts. D’autres populations immigraient spontanément ; ce fut le cas des Chinois tout au long de l’histoire, et, à certaines époques, de réfugiés môns, de catholiques vietnamiens et cambodgiens, voire de Portugais. Plutôt paradoxalement, c’est au début des années 1970, alors que le pays commençait un réel décollage économique que les gouvernements lancèrent des campagnes de limitation des naissances, surtout parmi les populations pauvres des campagnes et des slums urbains. En 1970, une Thaïlandaise avait en moyenne 6 enfants ; ce n’était plus que 2 enfants en 1995 et, en 2022, ce n’était plus que 1,33 (1,8 en France). Le besoin de main d’œuvre étrangère devrait donc s’accroître dans les décennies à venir. D’autant que la situation dans les pays voisins est assez différente puisqu’en Birmanie une femme donne naissance à 2,1 enfants, au Cambodge 2,3 et au Laos 2,4.
En revanche l’émigration de travailleurs thaïlandais est un phénomène assez récent et bien situé localement.
L’affaire commença avec la construction et l’agrandissement de bases aériennes pour abriter les forces américaines dans le Centre (Takhli [Nakhon Sawan]) et surtout le Nord-Est thaïlandais (Udon Thani, Nakhon Phanom, Khon Kaen, Ubon Ratchathani) à partir des années 1960. A Udon Thani, par exemple, tout prit fin au début de l’année 1976 quand les derniers soldats américains quittèrent la base. De très nombreux employés thaïlandais se retrouvèrent du jour au lendemain sans emploi. Même en allant à Bangkok ils ne pourraient retrouver un emploi aussi bien payé. Certains préférèrent demeurer dans leurs villages à dilapider leurs économies. C’est là qu’intervint un homme d’affaires – qui allait devenir l’homme politique le plus connu de la région, et un des plus connus du pays – M. Prachuab Chaiyasarn (1944-2020). Comme ces travailleurs avaient souvent acquis une connaissance basique le la langue anglaise en travaillant avec les Américains, il eut l’idée de les envoyer travailler dans les pays du golfe riches de leur pétrole, et particulièrement en Arabie Saoudite. Fils d’un kamnan (chef de canton) influent, Prachuab s’était lancé en politique dès l’âge de 24 ans, après avoir obtenu une licence en sciences politiques de l’université Thammasat de Bangkok. Il fut élu député à 7 reprises pour divers partis politiques (il fut vice-leader du parti Démocrate, secrétaire général du Chat Phathana, leader du Seritham avant de devenir un des dirigeants du Thai Rak Thai de Thaksin Shinawatra) et occupa presque tous les postes ministériels (Commerce, Science, Santé, Affaires étrangères, Agriculture, Universités). Surtout, avec sa société d’exportation de recrutement de main d’œuvre Slot (บริษัทจัดหางาน สล๊อต) il commença, en 1979, à envoyer les anciens employés de la base d’Udon Thani en Arabie Saoudite et au Koweït. Quelques années plus tard, en 1986, environ 230 000 travailleurs thaïlandais étaient employés au Moyen-Orient, soit près de 77% des 300 000 travailleurs thaïlandais actifs à l’étranger. Et M. Prachuab Chaiyasarn était devenu le premier setthi (personne richissime) de cette région de l’Isan et donc une figure incontournable de la scène politique.
Mais, un fait divers bouleversa ce développement remarquable. En juin 1989, Kriangkrai Techamong, un employé thaïlandais déroba 17 millions d’euros de bijoux (91 kg) de la résidence d’un prince saoudien, dont un diamant bleu de 50 carats, unique en son genre. Il réussit à envoyer le tout dans sa province de Lampang, puis, de retour, à vendre la presque totalité à un bijoutier local. Surtout, le 1er février 1990, quatre diplomates saoudiens chargés d’enquêter en Thaïlande furent assassinés et un homme d’affaires saoudien proche du palais royal de Riyad disparut mystérieusement, lui aussi probablement assassiné. Dès cette année 1990, l’Arabie Saoudite décida d’interdire à ses citoyens de visiter le pays et a quasiment cessé de délivrer des titres de séjour aux travailleurs thaïlandais. De fait, le nombre de travailleurs thaïlandais en Arabie Saoudite est passé de 200 000 en 1989 à 10 000 en 2010. Les vols directs de Thai Airways International vers l’Arabie saoudite furent également interdits. Lors du 60e anniversaire du couronnement du roi Bhumibol en juin 2006, l’Arabie Saoudite fut une des rares monarchies au monde non représentées.
Ce n’est qu’en 2022 que les relations entre les deux pays ont été à peu près rétablies. Le gouvernement saoudien aurait mentionné ses besoins de millions des travailleurs qualifiés pour travailler notamment dans l’hôtellerie, la santé et le bâtiment. Mais, bien entendu, la Thaïlande ne pourrait aujourd’hui n’en fournir qu’une infime partie.
[1] Bien entendu, la diaspora thaïlandaise dans le monde est beaucoup plus importante ; en 2017, une source l’évaluait à environ 1,1 million de personnes. Et les pays de résidence sont bien entendu très différents : États-Unis, Australie, Grande Bretagne, Allemagne, France.
Par Jean Baffie – Gavroche-thailande.com – 27 octobre 2023
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