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Le Vietnam dans l’ombre de la Chine ?

Condamné à la prudence et au pragmatisme, le Vietnam vit depuis des siècles dans l’ombre de la Chine, subissant en quelque sorte une « tyrannie de la géographie » résultant de cette proximité physique.

Le Vietnam, considéré comme un des « gagnants » de l’ère Covid sur le plan économique, se trouve à la croisée des chemins en cette année 2023. Tout en demeurant attentif à ne pas lâcher de lest sur le plan politique, il est impliqué dans le développement de plusieurs partenariats économiques et fait l’objet de démarches diplomatiques de la part de différents pays occidentaux, notamment les États-Unis et l’Australie. Mais la manière dont le pays aborde ces stratégies sur le front économique ou diplomatique se fait toujours en tenant compte du puissant voisin chinois et en suivant une délicate ligne de conduite visant à s’en démarquer le plus possible tout en évitant de le prendre trop directement de front et d’encourir ainsi des mesures de représailles.

Le Vietnam, une histoire à succès ? 

Bien que n’ayant été que tardivement admise au sein de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (1), la République socialiste du Vietnam en est depuis lors devenue un membre important, voire incontournable pour toute démarche stratégique et économique visant la région. Ayant également souffert de la crise asiatique de 1997, bien que dans une moindre mesure que la Thaïlande ou l’Indonésie, le Vietnam a poursuivi sa politique de réformes économiques lancée en 1986 — appelée Doi Moi (le Renouveau) —, qui impliquait une relative libéralisation de son économie tout en maintenant la ligne dure sur le plan politique sous la houlette du Parti communiste. Par la suite, en se modernisant à un rythme soutenu, le pays s’est hissé au rang de puissance économique régionale. Il se trouve même en position particulièrement favorable dans le monde post-Covid-19. En effet, la manière dont il a initialement géré la pandémie au cours des premiers mois de la crise sanitaire a fait figure d’exemple à suivre, bien que l’année 2021, ternie par les variants (2), eut par la suite généré des résultats plus décevants. Depuis la fin de cette année-là, le Vietnam a néanmoins su retrouver son élan et rattraper le retard pris sur ses voisins en matière de vaccination. Aidé en cela par les États-Unis, il a ainsi pu rouvrir plus rapidement ses frontières et se relancer dans un rôle de pays atelier qui lui assure une place prépondérante auprès de nombreux investisseurs, notamment coréens, japonais, taïwanais ou singapouriens.

En ces premiers mois de l’après-Covid-19 (3), la république socialiste est donc particulièrement performante sur le plan économique. Après une année 2022 où sa croissance a atteint 8 %, elle devrait enregistrer pour l’année en cours un autre excellent résultat de 7 %. Le pays se positionne comme un partenaire très attractif pour les compagnies des puissances économiques régionales, mais aussi européennes, voire américaines. À ce titre, la visite officielle à Hanoï en mars 2023 de représentants de cinquante-deux des plus grandes compagnies américaines, incluant notamment Netflix et Boeing, est très significative. Durant cette visite marquée par une rencontre avec le Premier ministre Pham Minh Chinh (4), les membres de la délégation américaine ont d’ailleurs joué la carte de la séduction, indiquant que le Vietnam était à leurs yeux un marché « stratégique ».

Encourageantes pour le régime de Hanoï, ces nouvelles renforcent son rôle en tant que partenaire économique de choix dans la région. Le pays a d’ailleurs conclu au cours des dernières années une série de traités de libre-échange, au nombre d’une quinzaine, et impliquant des partenaires régionaux, mais aussi — et c’est à souligner car c’est exceptionnel à l’échelle de l’Asie du Sud-Est — l’Union européenne. Cette importance économique se traduit aussi par des efforts diplomatiques récents plus appuyés à son égard, notamment de la part de Washington et de Canberra.

La main tendue de Washington

Depuis son accession à la Maison-Blanche, et, reprenant une tendance déjà présente sous Obama, l’administration Biden a en effet clairement décidé de tendre la main au Vietnam. En août 2021, la vice-présidente Kamala Harris s’est rendue à Hanoï pour proposer de faire passer le partenariat entre les deux pays au rang de stratégique, au moment où les États-Unis fournissaient largement le pays en vaccins anti-Covid. Indépendamment du fait que cela accélérait la réouverture de l’économie vietnamienne et la plaçait en position avantageuse face à ses concurrentes, l’aide américaine avait aussi pour effet d’affranchir à toutes fins pratiques Hanoï de la quasi-obligation d’accepter des vaccins proposés par la Chine. En n’en prenant finalement qu’une faible quantité, principalement pour les ressortissants chinois, le Vietnam évitait ainsi de devenir trop redevable de Pékin dans ce domaine. Reconnaissant pour les vaccins américains, le régime de Hanoï n’en a pas moins rejeté à l’époque la demande de partenariat stratégique de Kamala Harris.

Washington ne s’est pas laissée rebuter par ce refus et est revenue à la charge le 29 mars 2023. À cette occasion, soulignant le Xe anniversaire du partenariat global liant les deux pays, Joe Biden a eu un entretien téléphonique avec le secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCV), Nguyen Phu Trong, au cours duquel les deux interlocuteurs ont semble-t-il exprimé leur intérêt mutuel à poursuivre et approfondir leur partenariat (5). Le fait que le président américain ait alors choisi comme interlocuteur le secrétaire général du PCV au lieu du Président ou du Premier ministre est d’ailleurs révélateur à la fois de l’importance du rôle de Nguyen Phu Trong dans la hiérarchie des dirigeants vietnamiens, mais aussi de la reconnaissance par les États-Unis de ce rôle et de cette importance.

À la mi-avril, ce fut le secrétaire d’État Anthony Blinken qui fit sa première visite à Hanoï pour l’ouverture d’une grande ambassade américaine dans la capitale vietnamienne. Lui aussi, lors de rencontres avec Nguyen Phu Trong et le Premier ministre Pham Minh Chinh, eut alors l’occasion de souligner l’importance des relations entre les deux pays ainsi que la nécessité de renforcer leurs liens bilatéraux. Cette visite de Blinken se faisait par ailleurs dans le cadre d’une tournée asiatique qui avait ouvertement pour objet « de mettre sur pied une coalition pour contrer la Chine et la dissuader de toute action vis-à-vis de Taïwan » (6). La stratégie indo-pacifique de Washington semble tellement axée sur le fait de contenir la Chine que le statut des droits humains dans les pays qu’elle approche pour ce faire ne joue guère. Dans ce domaine, les États-Unis se sont montrés globalement plutôt peu regardants en Asie du Sud-Est, qu’il s’agisse du Vietnam ou de la Thaïlande. Cet aspect est loin d’être anecdotique car il est un des fondements du dialogue entre Hanoï et Washington, le Vietnam n’étant aucunement prêt à faire des concessions sur ce point. Il n’est pourtant pas dit que cette question ne reviendra pas à la surface lorsque certaines démarches de l’administration Biden devront passer par le Congrès.

En ce qui concerne l’Australie, les efforts de rapprochement avec le Vietnam sont également notables. Le Premier ministre Anthony Albanese a rencontré son homologue Pham Minh Chinh à Hanoï au début du mois de juin 2023, lors d’une visite soulignant le cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. Là encore, il s’agissait de renforcer leur partenariat, et selon le communiqué officiel émis par le Premier ministre australien à cette occasion, de favoriser leurs échanges commerciaux. Ce même communiqué officiel mentionnait d’ailleurs qu’« améliorer les relations avec le Vietnam était une importante étape pour l’Australie dans la reconstruction de ses liens avec l’Asie du Sud-Est » (7).

Tant pour Canberra que Washington, avec des moyens qui varient mais des objectifs qui se rejoignent, il s’agit de souligner l’importance et de renforcer leur relation économique et stratégique avec le Vietnam, reconnu comme un pivot dans la région, avec toujours en toile de fond un positionnement face à la Chine.

La position vietnamienne : un rôle d’équilibriste ?

Hanoï est bien consciente de la démarche des États-Unis et de l’Australie, et ne se fait sans doute que peu d’illusions quant à leurs motivations profondes, mais elle a pour habitude de se laisser avant tout guider par le pragmatisme. En matière de politique étrangère, et du fait de sa situation géographique qui comprend une frontière terrestre avec la Chine, c’est d’abord et avant tout en fonction de cette dernière que sont définies ses orientations. 

La Chine a démontré sa résolution à s’imposer, par la force s’il le faut, comme entre 1979 et 1989, lors d’une guerre frontalière avec le Vietnam durant laquelle l’aide soviétique à ce dernier l’avait toutefois forcée à une certaine retenue. Elle a aussi la capacité, s’il lui en prend l’envie, de priver l’économie vietnamienne de composants de base cruciaux pour son rôle de pays atelier. Elle étend par ailleurs son influence économico-diplomatique sur une large partie du continent eurasiatique et plus particulièrement en Asie du Sud-Est via ses fameuses nouvelles routes de la soie. En matière diplomatique et économique, pour les pays frontaliers et plus spécifiquement pour le Vietnam, elle est donc le proverbial « éléphant dans la pièce », la superpuissance dont la proximité géographique et l’attitude font qu’il est obligatoire de penser chaque action et chaque choix en fonction d’elle.

La réponse du Vietnam aux démarches occidentales est donc teintée — et tous en sont conscients — de la prudence que la situation rend nécessaire. Les déclarations officielles se montrent favorables à des renforcements des partenariats avec les États-Unis ou avec l’Australie, mais la mise en place de partenariats stratégiques formels ne suit pas. Les protagonistes précisent qu’ils sont déjà pratiquement effectifs et que seule l’appellation officielle fait défaut, mais personne n’est dupe : il s’agit d’éviter d’irriter Pékin.

La position vietnamienne apparaît donc, comme toujours, marquée par cette nécessité d’épargner la susceptibilité chinoise. Hanoï doit jouer un rôle peu confortable d’équilibriste ou de funambule, en s’ouvrant autant que possible aux opportunités que lui offrent les Occidentaux et leurs alliés, en limitant le nombre de cas où elle dépend directement de la Chine, mais aussi et surtout en limitant les occasions où cette dernière pourrait penser que le Vietnam la critique trop durement ou pourrait s’allier avec ses adversaires. La seule exception à cette règle est le cas de la mer de Chine méridionale, que les Vietnamiens appellent mer de l’Est, et au sujet de laquelle les critiques ouvertes de la Chine sont nombreuses et acerbes. Pour le reste, comme le mentionnait Brice Pedroletti dans Le Monde du 7 mai 2023, le Vietnam pratique la « diplomatie du bambou », à la fois ferme à la base et flexible en haut.

En effet, alors qu’elle pourrait éventuellement rejoindre l’alliance du Quad, au cas où cette alliance stratégique incluant actuellement États-Unis, Inde, Japon et Australie devrait être prochainement élargie (8) et où les aides américaines pourraient se révéler cruciales en mer de Chine méridionale, la République socialiste du Vietnam a appris de son tumultueux passé un pragmatisme qui préside à sa politique étrangère et à la plupart de ses actions en matière de stratégie commerciale. La Chine est une voisine encombrante, à la susceptibilité à fleur de peau. Mais c’est une voisine. Et en cas de force majeure, ou de coup de force, les États-Unis se trouvent de l’autre côté du Pacifique…

Notes

(1) En 1997, soit 30 ans après la création de l’Association. (2) V. Hoang, « The COVID-19 pandemic in Vietnam. Success, crisis, and endemic : Key thresholds and lessons », J Glob Health, 2022, 12:03065 (doi : 10.7189/jogh.12.03065). (3) Le directeur de l’OMS a annoncé le 5 mai 2023 la fin de la situation d’urgence de santé publique de portée internationale en matière de Covid-19. (4) https://e.vnexpress.net/news/economy/major-us-firms-laud-vietnam-as-strategic-market-4584457.html (5) Reuters, 30 mars 2023 (https://​rb​.gy/​4​e​f6w). (6) Humeyra Pamuk, Reuters, 15 avril 2023 (https://​rb​.gy/​y​q​rzy). (7) Communiqué officiel du bureau du Premier ministre australien, juin 2023 (https://​rb​.gy/​g​g​2qt). (8) https://​rb​.gy/​r​e​3rh

Par Yann Roche – Areion24.news – 12 décembre 2023

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