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Birmanie : sous les bombes, la résistance karennie construit un État parallèle

Dans l’État karenni, dans l’est de la Birmanie, la résistance installe une nouvelle administration sur les territoires repris à la junte militaire. Un semblant de vie normale, avec ses juges, ses policiers et ses professeurs, alors que la guerre se poursuit depuis trois ans sans rien perdre de sa violence et de sa cruauté.

La justice a les sandales crottées et le souffle court. Sac à l’épaule, le juge Saw Day monte en haletant le sentier qui mène au commissariat numéro 9 du district de Demoso, dans l’État karenni (aussi appelé État kayah), une petite province de l’est de la Birmanie, à la frontière thaïlandaise. Un suspect l’attend au sommet d’une colline de terre rouge. Le juge de 30 ans préfère organiser ses procès dans les postes de police plutôt que dans les tribunaux, par sécurité. « Tout le monde possède un fusil par ici, soupire-t-il, et certains individus ont du mal à accepter leur condamnation. »

Lui-même avait l’habitude d’être armé. Il y a près d’un an, cet ancien avocat était le chef du bataillon 19 de la Force de défense des nationalités karennies (KNDF), le principal groupe de résistance de la province, nommé d’après l’ethnie majoritaire dans la région, les Karennis, et formé en réaction au coup d’État militaire de février 2021. Après avoir enchaîné les victoires, les 10 000 hommes de la KNDF revendiquent aujourd’hui le contrôle de 80 % de ce petit État.

La junte s’est repliée sur une poignée de bases et à Loikaw, la capitale régionale. Son administration s’est effondrée. Dans les zones conquises, la résistance installe sans tarder ses tribunaux, ses écoles, ses hôpitaux et sa police. Les civils meurtris naviguent entre deux mondes rivaux : celui d’une nouvelle société, d’un avenir possible, et cette guerre qui dure comme une longue nuit, féroce, livrant chaque semaine son lot de massacres et de bombardements.

Sillonnant l’État karenni dans son pick-up, Saw Day doit désormais juger des détenus de droit commun et des prisonniers de guerre. Quand c’est possible. Ce matin-là, en haut de la colline, rien n’est prêt, personne n’a été prévenu de sa visite. « Bon, faisons quelque chose, sinon on sera venu pour rien », tranche Saw Day en tirant de son sac une impeccable robe noire. Un prisonnier s’avance, les mains liées par une chaîne rouillée.

Laboratoire politique

Cet ancien soldat de la junte risque dix ans de prison. « Vous avez été arrêté au village de Daw Ngan Kha en possession d’un uniforme, d’une radio et d’une arme à feu, commence le juge. Vous affirmez avoir quitté l’armée birmane, mais vous êtes soupçonné d’être en contact avec vos supérieurs et de leur livrer des informations. » Silence gêné. L’unique témoin, un policier, est absent, la tentative de procès tourne court. Le juge devra revenir et remonter ce satané sentier.

Les tribunaux épongent la haine. En Birmanie, les règlements de comptes et les meurtres de collaborateurs de la junte sont légion. « Avant, je me disais moi aussi que les hommes de la junte étaient des assassins, qu’ils méritaient d’être tués, reconnaît Saw Day. Mais en tant que juge, je dois suivre des règles, une éthique. Je m’y suis habitué. » Il y a quelques mois, l’ancien chef de bataillon s’est fait tatouer une balance sur l’avant-bras, une boussole en cette période troublée.

Dans l’État karenni, la justice et toutes les autres institutions de la résistance sont supervisées par le Conseil exécutif intérimaire (IEC). Financé par les dons de la population et de la diaspora birmane, ce gouvernement provisoire, né en juin 2023, associe des politiciens locaux, des activistes et des soldats de la KNDF. « Une plateforme pour servir le peuple,en attendant des élections et un gouvernement de transition », affirme Banya Khun Aung, deuxième secrétaire de l’IEC et fondateur de l’ONG Karenni Human Rights Group. L’État karenni fait figure de laboratoire politique. Il laisse entrevoir à quoi pourrait ressembler un futur système fédéral, rêve birman inaccessible depuis l’indépendance en 1948.

Cage de bois et de barbelés

Le long des routes, les check-points de la résistance – des tables à la renverse et des colonnes de pneus – sont gardés par la Karenni State Police. Près de 700 policiers assurent le maintien de l’ordre dans l’État karenni, dont la commissaire Mu Stella, aux ongles roses et au nez recouvert de thanaka, pâte cosmétique faite d’écorce d’arbre. Âgée de 29 ans, cette femme coquette dirige le poste de police numéro 8, dans le canton de Pekon. Elle est souriante mais manque de tout, des armes, des véhicules et du riz pour nourrir ses fonctionnaires et leur vingtaine de prisonniers. Ces hommes, accusés de violences ou de trafic de drogue, végètent comme du bétail dans une cage de bois et de barbelés. Ils dorment sur des tapis. Leurs visages sales disparaissent dans l’ombre.

La plupart des détenus ont été amenés par les soldats de la KNDF, les seuls capables de procéder à des arrestations. La petite armée tient le sort de la province entre ses mains. Maui Phoe Thaike, le commandant adjoint, autrefois agriculteur bio, a les bras épais et des tatouages jusque dans le dos. Le jeune chef de 30 ans reçoit dans son quartier général, à l’ouest de Demoso, au bout d’une table de réunion digne d’une multinationale. « Durant ces trois terribles années, lâche-t-il d’un ton sec, nous n’avons eu aucun soutien international. On s’est débrouillés nous-mêmes. Si nous arrivons à faire face à l’armée birmane, c’est grâce au peuple, et à lui seul. »

L’urgence de maintenir les écoles

Il vient de rencontrer ses nouvelles recrues, 260 jeunes qui s’entraînent à la corde et aux soins d’urgence dans une clairière. Les candidats affluent pour éviter la conscription obligatoire décidée par la junte, en février.« Mais l’armée ne représente qu’une partie de notre révolution, souligne-t-il. S’il n’y a pas de système éducatif ou de système de santé, à quoi bon gagner cette guerre ? Partout, les gens me demandent si je peux réparer la route, envoyer leur gamin à l’école ou aider leur frère toxico ! »

L’éducation reste un immense chantier. L’IEC subventionne 400 établissements, mais le risque d’attaque aérienne sur ces grands bâtiments, régulièrement ciblés par la junte militaire, dissuade de nombreuses familles d’y inscrire leur enfant. Et tout le monde connaît le village de Daw Si Ei, dans l’est de l’État karenni. Là-bas, personne ne veut revenir en classe. Les enfants disent que l’école est hantée par des fantômes. Le 5 février, en plein cours, un bombardement de la junte a tué quatre élèves de 12 et 13 ans, et en a blessé une dizaine d’autres.

Pour survivre, Naw Shar Pha Htoo, la professeure de mathématiques, a plongé dans une tranchée avec sa classe. Blottie dans la terre sèche, au milieu des cris, sa collègue serrait contre elle son bébé de 10 mois. « Tous les jours, j’y repense, confie l’enseignante de 31 ans. Je revois les élèves morts et blessés. Je m’en veux, nous aurions dû pouvoir les protéger. » Malgré tout, elle continue à donner des cours, chez elle, aux rares enfants qui le souhaitent. Sa maison donne sur l’école détruite, dont la toiture de tôle déchirée par la bombe grince dans le vent. Elle vit près de son cauchemar. Elle entend les fantômes.

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Un bilan humanitaire catastrophique

Depuis le coup d’État militaire du 21 février 2021, la Birmanie s’enfonce dans une crise humanitaire sans précédent.

Plus de 5 700 civils ont été tués, et il y a eu plus de 20 000 arrestations, selon une association locale d’aide aux prisonniers politiques.

Selon le dernier rapport de l’ONU de septembre 2024, plus de 3,3 millions de personnes ont été déplacées pour fuir les combats.

Les inondations et intempéries provoquées le mois dernier par le super-typhon Yagi, qui ont fait plus de 400 morts et des centaines de milliers de sinistrés, ont aggravé la crise humanitaire en Birmanie.

Par Guillaume Pajot – La Croix – 13 octobre 2024

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