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«Nous n’avons même pas le minimum vital»: en Birmanie, les déplacés de la guerre meurent dans l’indifférence

Territoires coupés du monde, destruction des établissements de santé, famine: la guerre qui oppose la junte au pouvoir à la résistance armée a plongé le pays dans l’une des crises humanitaires les plus graves du XXIe siècle.

Mawi* grimpe sur une échelle branlante posée contre une cahute en bois. Une Bible dépasse de la trousse de soins sommaire qu’elle tient en main. «C’est la sixième famille que je visite ce matin et à chaque fois, je me sens un peu plus impuissante», déplore cette ancienne infirmière. Une fois à l’intérieur, la tôle qui fait office de toit est brûlante, chauffée par un soleil de plomb. Les bâches vertes entourant l’abri en guise de murs occultent toute lumière.

Seules les quelques planches posées à la hâte sur le sol laissent entrevoir des pilotis, qui surélèvent ces cabanes de fortune pour mieux les fondre dans le relief des montagnes de l’État Chin. Pour optimiser l’espace, aussi. Ici, dans le camp de déplacés de Bungkhua, isolé sur l’un des nombreux sommets de l’ouest birman, près de 500 familles s’entassent sur un espace réduit.

La famille que visite à ce moment-là Mawi est à l’image des autres. Un foyer composé de deux filles de 8 et 11 ans, une mère, un père et une grand-mère, qui ont fui la furie destructrice de la junte birmane. «On avait une boutique, mes filles allaient à l’école, on vivait paisiblement, jusqu’à ce que l’armée brûle tout», explique Khamh*, le père de famille. Leur ville, Thantlang, a été incendiée plusieurs fois par les militaires après le coup d’État de 2021, qui a vu la junte birmane renverser le gouvernement de la dirigeante Aung San Suu Kyi et ainsi mis fin à dix ans de transition démocratique.

Autrefois peuplée de quelque 15.000 âmes, Thantlang est désormais en ruines, prise entre les feux des groupes anti-junte et des militaires, soutenus par leurs avions de chasse. Ses habitants, comme la famille de Khamh*, se sont réfugiés dans des camps, rejoints depuis près de quatre ans par un flux continu de déplacés fuyant la guerre partout dans la région, et dans le pays.

Dans l’État Chin, environ 100.000 personnes ont été déplacées par les combats, soit près d’un quart de la population. À l’échelle du pays, la situation est catastrophique: l’ONU estime à 3,4 millions le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays –un chiffre qui pourrait même atteindre les 6 millions selon les structures locales, qui remettent en cause les méthodes de calcul déconnectées de la réalité du terrain utilisées par les organismes internationaux.

La plupart des déplacés depuis le coup d’État se trouvent dans la zone sèche du Myanmar, où l’armée applique de façon systématique une politique de la terre brûlée. Ces régions ont pourtant longtemps été épargnées par la brutalité des militaires, qui persécutent depuis des décennies les minorités ethniques et religieuses dans les terres reculées du pays. Le déplacement des populations y est continu, de village en village, pendant des mois, poussé parfois par de nouveaux combats, mais aussi par la famine et la pression qu’entraîne l’arrivée de nouveaux habitants dans de nouveaux cantons.

Ce chiffre de 3,4 millions de déplacés n’est qu’une des multiples dimensions montrant l’ampleur de la guerre qui déchire actuellement la Birmanie. Il occulte, outre la politique de la terre brûlée, les arrestations arbitraires, les actes de torture, les décapitations et les exécutions sommaires orchestrées par la junte, mais aussi les viols et les destructions méthodiques des structures de soins, des lieux de culte et des habitations, notamment par le biais de bombardements aériens «aveugles» des militaires. Autant de crimes qui ont poussé ces millions de Birmans à quitter leur village pour s’enfoncer un peu plus dans les zones sous contrôle des multiples groupes armés anti-junte qui combattent, partout sur le territoire, l’autorité de cette dictature aussi illégitime que sanguinaire.

Cette stratégie de destruction délibérée et gratuite a poussé dans les bras de la résistance des milliers de jeunes Birmans, mais aussi brouillé la frontière entre civils et combattants, enfermant la crise humanitaire et l’escalade du conflit dans une spirale destructrice, où le régime accroît sans cesse sa répression contre les civils, susceptibles d’alimenter les groupes anti-junte. Depuis la fin 2023, les victoires en chaîne des mouvements de résistance armée, qui contrôlent désormais plus de 50% du pays, ont immédiatement entraîné une réponse ciblée de la part de la junte, qui a banalisé l’utilisation des bombardements aériens sur les civils pour terrifier la population.

Les enfants, premières victimes

Mawi travaillait autrefois dans un grand hôpital de l’État Chin. «Tout a été détruit par un bombardement, on a récupéré le matériel que l’on a pu, mais c’était trop peu. Les médecins, qui étaient des médecins de guerre, ont été appelés au combat, d’autres sont partis avec leur famille.» La jeune infirmière, elle, n’a pas voulu partir. Elle fait partie de l’ethnie Chin, la minorité ethnique chrétienne qui peuple cet État du même nom, isolé du reste du pays. «C’est mon peuple, je suis obligée de faire ce que je peux pour soulager la souffrance des gens.»

Sous les cahutes du camp de Bungkhua, Mawi traite tous les maux qu’elle peut. Diabète, hypertension, déshydratation, problèmes de vue, appendicite: l’infirmière est trop souvent débordée et impuissante. L’hôpital le plus proche est abandonné, celui de Thantlang est en cendres. Pour les problèmes les plus graves, l’infirmière redirige les déplacés vers le nouvel hôpital du Camp Victoria, le quartier général du principal groupe de résistance de l’État, la Chin National Army. Même là-bas, après plusieurs heures de route à travers les montagnes, les déplacés n’ont pas de répit. En janvier 2023, l’établissement caché dans la forêt a été bombardé et détruit.

Dans une des cahutes improvisées du camp, une jeune fille, Van Rosungi, s’est murée dans le silence depuis qu’elle a vu sa maison brûler.

La destruction des établissements de santé dans tout le pays a plongé la population dans l’une des plus importantes crises humanitaires du XXIe siècle. Les communautés n’ont plus accès aux services de base et font face à une pénurie de médicaments essentiels, notamment d’antibiotiques, de traitements contre le VIH et les maladies non transmissibles. La famine touche également de nombreux territoires, notamment dans l’État de Rakhine, où les Rohingyas encore présents subissent les persécutions les plus graves depuis 2017. Au total, 18,6 millions de personnes, soit un tiers de la population, ont besoin d’une aide humanitaire au Myanmar –contre un million de personnes avant le coup d’État militaire en 2021.

Les premières victimes restent les enfants (40% des déplacés du pays), dont plus de 6 millions ont un accès limité ou inexistant aux soins et à l’éducation, souffrent d’insécurité alimentaire, de malnutrition, et sont confrontés à des risques de protection, les privant de leur droit à la sûreté et à la sécurité. Rien qu’en 2024, 650 enfants ont été tués ou mutilés dans des situations de violence en Birmanie, dont près de la moitié par des mines terrestres, véritable fléau dans le pays.

Le camp de Bungkhua ne fait pas exception. Outre la faim qui creuse les ventres et l’accès à l’eau restreint (chaque famille n’a le droit qu’à un seau d’eau par jour, pour cuisiner et se laver, et un gros sac de riz par mois environ), il y a des maux qui ne peuvent être apaisés en temps de guerre. Les violences subies par les enfants restent gravées dans leurs mémoires et sur leurs visages juvéniles.

Dans une des cahutes improvisées du camp, une jeune fille, Van Rosungi, 11 ans, s’est murée dans le silence depuis qu’elle a vu sa maison brûler. Un déluge de bombes s’abattait alors sur Hakha, la capitale de l’État Chin, détruisant tout avec fracas: son foyer, sa famille, son avenir. Cela fait maintenant plus de deux ans qu’elle vit avec quatre proches dans une pièce suffocante en été, glaciale en hiver, sans pouvoir panser ses traumatismes qui l’empêchent de parler.

Deux ou trois cabanes plus loin à peine, une autre jeune fille, Lal Thamawi, 13 ans, se tord de douleur. La jeune déplacée de Thantlang multiplie les crises d’angoisse depuis qu’elle a dû quitter précipitamment avec sa famille la ville en flammes, deux ans plus tôt. Ses grands-parents, impuissants et sans médicaments ni docteurs disponibles, tentent de la calmer en récitant des versets de la Bible, sous les yeux désespérés de ses frères et sœurs. «Nous n’avons même pas le minimum vital», soupire le père de la jeune fille, qui semble ne pas pouvoir se préoccuper des traumatismes de ses enfants, tant la faim et l’approvisionnement en eau restent leur première angoisse.

Des régions coupées du monde 

La crise humanitaire est d’autant plus désastreuse en Birmanie qu’elle est aggravée par l’isolement des territoires impactés par les violences et les combats. Depuis le coup d’État, le régime dictatorial a imposé des contrôles radicaux sur la société civile par le biais de nouvelles lois, forçant notamment les organisations humanitaires enregistrées à observer la guerre depuis la ligne de touche. Les agences de l’ONU sont également confrontées à des restrictions de déplacement imposées par le régime, qui, en plus de refuser l’accès aux travailleurs humanitaires (quand il ne les prend pas pour cible ou ne les emprisonne), bloque le transport de nourriture et de médicaments. La fourniture de services vitaux par les moyens humanitaires conventionnels se retrouve paralysée et inefficace.

Dans l’État de Rakhine, où Médecins Sans Frontières apportait par exemple une aide essentielle, l’augmentation des combats fin 2023 a entraîné la révocation des autorisations de voyage et la fermeture des cliniques. Les consultations ambulatoires de MSF dans la région sont ainsi passées de 6.696 en septembre 2023 à 236 en avril 2024, alors même que la guerre dans la région se transforme en un énième génocide envers la minorité rohingya.

«Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs internationaux se cachent derrière la neutralité pour maintenir leur enregistrement dans le pays. Mais pour quel résultat?»

Adelina Kamal, analyste indépendante en politiques internationales  

À l’échelle de la Birmanie, ce sont ainsi des pans entiers du territoire qui sont rendus inaccessibles, et des millions de personnes dans le besoin qui sont coupées du monde par la junte. Le camp de Bunghkua, desservi uniquement par quelques routes boueuses, est isolé dans les montagnes de l’ouest, bloqué d’un côté par une frontière indienne de plus en plus militarisée et coupé des principales villes du centre du pays par les checkpoints de la junte. Le carburant, l’électricité et les connexions téléphoniques sont rares, ce qui isole un peu plus les populations et réduit leur capacité à demander de l’aide.

L’inaccessibilité de certaines régions conduit notamment à de grandes variations dans les rapports d’évaluation de la crise. Par exemple, l’Union nationale karen (KNU) a signalé en janvier 2024 qu’il y avait plus de 750.000 personnes déplacées à l’intérieur du pays dans le sud-est du Myanmar, soit plus du double de l’estimation de l’ONU, qui s’élève à 340.000 personnes.

Toutes les restrictions mises en place par la junte ont aussi placé les acteurs humanitaires dans une impasse: s’enregistrer et être soumis aux contrôles légaux de la State Administration Council (SAC), l’organisme militaire de la junte qui dirige actuellement la Birmanie, ou opérer sous le radar et encourir des sanctions pour association illégale. Toute agence qui choisirait la deuxième option perdrait son autorisation officielle d’opérer à l’intérieur du pays.

La première option est donc souvent privilégiée par les plus grandes ONG, qui se retrouvent alors empêchées, voire instrumentalisées par le régime. En mai 2023, par exemple, Naypyidaw avait bloqué l’autorisation d’accès d’agences internationales à des régions touchées par le cyclone Mocha, empêchant toute aide rapide sur place. Un peu plus d’un an plus tard, début septembre 2024, le général Min Aung Hlaing, le chef de la junte, a cette fois-ci appelé son administration à recevoir de l’aide internationale pour faire face au typhon Yagi, qui a touché plus d’un million de personnes, notamment des déplacés de la guerre. Cette ouverture peut être interprétée comme un signe de faiblesse de l’armée birmane, dépassée par les offensives de la résistance, mais aussi, selon les observateurs, comme une manœuvre potentielle pour s’accaparer l’aide internationale et la détourner au profit des régions sous contrôle de l’armée.

Pour Adelina Kamal, ancienne directrice exécutive du Centre de coordination de l’ASEAN pour l’aide humanitaire et analyste indépendante en politiques internationales, la méthodologie de la réponse humanitaire dans le pays est erronée. «Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs internationaux se cachent derrière la neutralité pour maintenir leur enregistrement dans le pays. Mais pour quel résultat? L’efficacité de la couverture humanitaire doit être remise en question au Myanmar.»

Cette neutralité est notamment critiquée par de nombreux observateurs, qui constatent que, malgré l’aggravation quotidienne de la crise, les institutions humanitaires traditionnelles partent toujours du principe que les États font partie de la solution aux crises humanitaires, et non qu’ils en sont la source. La situation au Myanmar démontre pourtant le contraire: les intérêts de la junte et ceux de la population ne sont pas alignés. Pire, l’armée agit avant tout pour assurer sa propre survie aux dépens de larges pans de la population civile, exploitant à son avantage les faiblesses du système international.

«Une résistance humanitaire»

La complexité de la crise et les difficultés d’accès n’empêchent toutefois pas nécessairement une réponse humanitaire efficace en Birmanie, soutient Adelina Kamal. Partout sur le territoire, les acteurs locaux ont démontré une réelle capacité à répondre aux conséquences de la guerre. Que ce soient les groupes de résistance, des réseaux locaux ou transfrontaliers d’activistes, de civils ou de groupes religieux, tous ces acteurs des réseaux informels sont beaucoup plus efficaces pour atteindre un plus grand nombre de personnes dans les zones touchées par le conflit, en dehors des limites de l’humanitaire traditionnel.

Des centaines de travailleurs médicaux du Myanmar –comme Mawi– ont, par exemple, formé des réseaux humanitaires locaux pour répondre aux besoins criants dans le pays. Des organisations de défense des droits humains ont également élargi leur champ d’action pour répondre à la crise humanitaire, fournissant une assistance directe aux communautés avec lesquelles elles travaillent, comblant ainsi le vide de l’aide internationale. «Une véritable résistance humanitaire s’est mise en place», explique Adelina Kamal.

Bien qu’efficaces, ces réseaux locaux informels sont souvent négligés par les donateurs et les organisations internationales, qui les jugent trop politiques, étant donné leurs liens étroits avec les mouvements de résistance. Le NUG (National Unity Government), le gouvernement parallèle formé après le coup d’État par des parlementaires élus, des leaders ethniques et des militants pro-démocratie, tente notamment d’obtenir des agences internationales qu’elles traitent avec lui afin d’acheminer de l’aide par les pays frontaliers directement dans les territoires sous contrôle des groupes armés anti-junte. En vain.

Si certains financements ont commencé à repenser leur approche humanitaire au Myanmar, en s’appuyant notamment sur l’aide transfrontalière et la société civile birmane, seule une partie de l’aide internationale parvient en bout de course à être distribuée sans passer sous les griffes des généraux. Un échec humanitaire qui, en plus de l’incompatibilité entre la nature de la crise et les mécanismes que la communauté internationale déploie pour y remédier, doit faire face à un sous-financement flagrant.

Alors que le pays squatte le haut de tous les classements mondiaux en termes d’intensité des violences, de crise humanitaire et du nombre de crimes commis, le Plan de réponse et de besoins humanitaires de 2024 (HNRP), établi chaque année par les Nations unies et leurs partenaires, n’est pour l’heure financé qu’à 34%.

Oublié du monde et de la communauté internationale, qui a les yeux rivés vers d’autres conflits, cet écosystème humanitaire dirigé localement et construit horizontalement s’appuie principalement sur les fonds envoyés par la diaspora, notamment chez les Chins. «La situation les oblige à se tourner vers leur propre peuple et vers leurs groupes communautaires. Chacun s’aide les uns les autres. Dans cette situation humanitaire extrême, c’est la seule lueur d’espoir», conclut Adelina Kamal.

*Les prénoms ont été changés.

Par Robin Tutenges  – Slate.fr – 29 novembre 2024

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