Birmanie : la junte au pouvoir, cauchemar des Rohingyas
Pour cette minorité musulmane persécutée en Birmanie, la prise des pleins pouvoirs par les militaires consacre le retour du pire ennemi. Le putsch du 1er février assombrit ses espoirs ténus d’un avenir meilleur et rappelle son extrême vulnérabilité.
Depuis neuf ans, Rayan vit dans un ghetto géant où se massent 1,2 million de réfugiés Rohingyas, sur la péninsule de Teknaf, au sud du Bangladesh. À 31 ans, il est confiné à son sort d’apatride et à la misère de ces camps, qui devaient être temporaires. Dans le labyrinthe des abris de bambous, de tôles et de bâches, le quotidien des Rohingyas est sous perfusion de l’aide internationale. Rayan a appris à survivre, s’est marié, a eu deux enfants. Un retour improbable au pays natal, la Birmanie, est le seul espoir qui l’anime. Mais cette perspective s’estompe encore depuis le coup d’État militaire du 1er février. « Notre avenir s’assombrit, commente le jeune homme. Nous sommes très inquiets par rapport à la possibilité des rapatriements, au sort tout entier de la Birmanie, et à nos frères Rohingyas restés là-bas et en danger, car l’armée peut les cibler à tout moment. »
Une casquette vissée sur la tête, Rayan a vu, au fil des ans, l’histoire des siens s’enliser. Les Rohingyas n’ont jamais cessé de fuir leur État de Rakhine, en Birmanie, pour arriver dans les camps, traversant de nuit le fleuve Naf, à la frontière du Bangladesh. Minorité musulmane, ils sont considérés comme des parias, des entraves à l’unité nationale par le pouvoir bouddhiste birman qui, en 1982, les a dépossédés de leur citoyenneté.
« Nous sommes les survivants d’un génocide »
En août 2017, les massacres perpétrés dans le Rakhine par les soldats birmans ont à nouveau poussé les Rohingyas vers le Bangladesh. 742 000 d’entre eux ont déferlé dans les camps, avec des récits de viols, d’exécutions, de villages incendiés. « Nous sommes les survivants d’un génocide », dit Rayan, qui a demandé à changer son nom, par peur des militaires. Non loin, sur l’immense plage de Cox’s Bazar, il a vu des camarades désespérés s’entasser dans des bateaux insalubres, en partance pour la Malaisie ou la Thaïlande, dans l’espoir d’une vie meilleure. Avant, par centaines, de disparaître à jamais en mer.
Aujourd’hui, le sort des Rohingyas en Birmanie est à la merci de leur pire ennemi : la Tatmadaw, l’armée birmane, qui les a réduits à l’une des minorités les plus persécutées. Le cerveau du putsch, le général Min Aung Hlaing, a dirigé les massacres de l’été 2017. Il avance une répression justifiée par la nécessité de contrer un groupe d’insurgés du Rakhine, mais la Birmanie est accusée de « génocide » par l’ONU, et ses dirigeants jugés par la Cour internationale de Justice à La Haye. Celle-ci, en 2019, a auditionné la cheffe du gouvernement civil, Aung San Suu Kyi. L’ancienne icône de la dissidence est restée de marbre.
« Pour nous, Aung Saan Suu Kiy a perdu sa dignité et son respect »
Si les généraux la détiennent à présent, la prix Nobel de la paix 1991 n’en tire aucune sympathie de la part des Rohingyas, qui gardent de son gouvernement l’image d’un simulacre de démocratie et de compromissions avec la junte. « Sous son mandat, le Rakhine est devenu une zone de guerre. Pour nous, elle a perdu sa dignité et son respect », lâche Rayan, qui lui voue une haine à la hauteur de sa déception. Pour autant, un gouvernement civil, même limité, pouvait freiner certaines velléités militaires. Sans filets, les généraux se livreront-ils à de nouvelles attaques contre les Rohingyas ? « Ils ont déjà donné la preuve, par le passé, de leur volonté d’user de la violence à leur encontre. Les Rohingyas sont donc très vulnérables », alerte Tun Khin, président du groupe britannique Burma Rohingya Organization.
Quelque 600 000 d’entre eux vivent encore dans le Rakhine, dont 126 000 déplacés, pour certains dans des camps précaires. Ils restent privés de citoyenneté, de liberté de mouvement et d’accès aux soins ou à l’éducation, dans une situation proche d’un « apartheid », selon Amnesty International. « Le coup d’État les expose davantage à un risque d’atrocités », affirme Daniel Sullivan, avocat spécialisé dans la défense des droits des réfugiés.
« Les militaires ont fait des pas positifs envers les Rohingyas »
Néanmoins, leur situation était moins tendue, depuis peu. « Les conséquences du putsch sont très incertaines car les militaires ont fait des pas positifs, explique Wakar Uddin, qui dirige l’organisation Arakan Rohingya Union depuis les États-Unis. Par exemple, ils ont rencontré des leaders Rohingyas pour les rassurer, et ils ont signalé au Bangladesh qu’ils restaient engagés à rapatrier les réfugiés. À moins qu’il ne s’agisse d’une tactique pour apaiser la communauté internationale. »
En dépit de la crise birmane actuelle, le Bangladesh persiste, lui, dans sa volonté de poursuivre le processus du renvoi des réfugiés, en vertu d’un accord conclu fin 2017 avec les autorités birmanes. Pour cette nation pauvre, les Rohingyas sont un fardeau et les autorités tentent même d’en transférer une partie sur une île aménagée à cet effet, malgré la réprobation des défenseurs des droits de l’homme.
Par crainte d’un nouvel afflux, Dacca a renforcé ce mois-ci la surveillance de sa frontière. Mais Rangoun, qui n’a validé que 42 000 Rohingyas sur la liste de 840 000 présentée par son voisin, traîne à réintégrer les indésirables qui, pour leur part, ne veulent pas d’un retour sans la garantie de leur sécurité et de leurs droits. « La probabilité d’un rapatriement des Rohingyas était quasi au point mort avant le coup et elle s’amenuise plus encore à présent », estime l’avocat Daniel Sullivan.
« Pour la première fois, une empathie existe »
Certains activistes et experts espèrent que le putsch poussera la communauté internationale à mettre la Birmanie face à ses responsabilités, en dépit du soutien que lui accorde la Chine. À commencer par la poursuite du procès pour génocide conduit à La Haye. « Sans une réponse internationale forte, les militaires ne reculeront pas », affirme Simon Billenness, qui en appelle aux sanctions et mène des campagnes de boycott pour pressuriser les intérêts financiers des militaires. Dans sa ligne de mire, des firmes étrangères qui traitent avec la junte birmane : le français Total, l’américain Chevron, ou le bijoutier suisse Harry Winston, accusé d’acheter à la Birmanie des « pierres du génocide ».
Dans l’immédiat, face à l’ennemi commun, le peuple birman s’unit dans la protestation. « Dans les rues de Rangoun, des Rohingyas et des Birmans ont manifesté côte à côte, se félicite Tun Khin. Pour la première fois, une empathie existe. » Depuis les camps du Bangladesh, Rayan et ses frères d’infortune sont solidaires des grèves et mouvements de désobéissance civile qui livrent un bras de fer à la dictature militaire. Mais il reste méfiant face à cette soudaine unité : « La véritable solidarité reste impossible tant qu’il existe encore de la haine dans le cœur des gens. »
La pression internationale s’accentue
Malgré les critiques internationales, la Malaisie a expulsé, mardi 23 février, plus d’un millier de migrants birmans vers la Birmanie, où la junte birmane est sous pression au lendemain de l’adoption par les États-Unis et l’UE de nouvelles sanctions contre les responsables du putsch. Alors que les manifestations sur place prennent plus d’ampleur et que la répression s’intensifie (quatre morts et plus de 600 arrestations au 23 février), les ministres des affaires étrangères du G7 ont « fermement » condamné, mardi, ces violences, appelant les forces de sécurité à « la plus grande retenue ». L’Association des pays du sud-est asiatique (ASEAN) devrait aussi tenter de faire pression cette semaine.
Par Vanessa Dougnac – La Croix – 23 février 2021
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