Birmanie: «La tactique utilisée n’est pas accidentelle: on veut tuer les gens»
En Birmanie, ce jeudi 4 mars 2021, les manifestants ont continué de descendre dans les rues, malgré la répression de la junte militaire.
Les Nations unies ont haussé le ton : Michelle Bachelet, la Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, a exhorté l’armée à cesser « d’assassiner » les manifestants pro-démocratie. Jean-François Rancourt, politologue au Centre d’études asiatiques de l’université de Montréal et spécialiste de la Birmanie répond aux questions de RFI.
RFI : Comment expliquez-vous cette augmentation du nombre de tués ces derniers jours ?
Jean-François Rancourt : Cela fait maintenant plus d’un mois que les manifestations sont en cours. On peut imaginer que les militaires espéraient que les choses allaient s’essouffler avec des arrestations et une répression, disons, non létale au départ. Visiblement, ils ont décidé d’opter pour une nouvelle tactique meurtrière. Cela démontre notamment qu’à ce stade, les militaires birmans ne craignent plus du tout la réaction de la communauté internationale. Il faut dire que les militaires ont été capables de garder la mainmise sur l’État pendant plusieurs décennies, tout en étant la cible de sanctions économiques de la part de l’Occident… Plusieurs pays font quand même des affaires avec la Birmanie malgré les sanctions : on pense à la Chine, la Russie, à plusieurs pays d’Asie du sud-est, membres de l’Asean notamment. Plusieurs pays aussi ont encore des relations très serrées avec les militaires birmans, malgré les accusations de génocide qui ont été portées suite aux exactions de 2017 contre les Rohingyas : on a une dizaine de pays qui vendent de l’équipement aux militaires birmans. Donc, ces militaires se sentent probablement assez en sécurité pour continuer la violence et la répression.
Est-ce qu’on peut comparer ce qui est en train de se passer avec la situation lors des grandes manifestations de 1988 et 2007 ?
Les comparaisons sont tout à fait valables. Dans les trois évènements (1988, 2007 et aujourd’hui) on a des forces armées qui ont un contrôle total – à tout le moins, c’est ce qu’elles espèrent – une population qui de manière très, très, très majoritaire, est insatisfaite et prend la rue pour manifester et en ce moment le début d’une violence méthodique. Parce qu’il faut dire que la tactique utilisée n’est pas accidentelle. La plupart des victimes de ce mercredi ont reçu des tirs par balles réelles dans la tête ou dans la poitrine : on veut tuer les gens. Lorsqu’on regarde ce qui s’est passé en 1988 et en 2007, en 1988 les estimations les plus conservatrices du nombre total de morts étaient autour de 500 à 1 000 décès, mais on parle aussi de 10 000 morts… En 2007 il y avait eu aussi plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de décès. Alors pour le moment l’angoisse est très, très forte parce que l’on sait très bien ce dont les militaires birmans sont capables.
Pourquoi la junte cible-t-elle les journalistes, notamment en les arrêtant ?
L’objectif ici, c’est de contrôler l’information qui sort du pays. Or les militaires pourront cibler les journalistes tant qu’ils le veulent, je doute fortement de leur capacité à atteindre cet objectif. La population est maintenant équipée de téléphones mobiles qui peuvent prendre des vidéos, donc maintenant le « journalisme citoyen », si l’on peut dire, vient compléter le journalisme professionnel. Donc plus les militaires s’acharnent contre les journalistes de la sorte, plus les gens se sentent un peu motivés et responsables pour faire circuler l’information en-dehors du pays. C’est vraiment là une variable complètement différente par-rapport aux deux autres grands mouvements de manifestation : l’incapacité chronique des militaires à contrôler entièrement les informations qui sortent du pays.
Est-ce que ce mouvement va au-delà des grandes villes birmanes ?
Oui, tout à fait. C’est un mouvement qui a vraiment une ampleur nationale, qui va au-delà des grandes villes. Mais qui va aussi au-delà du simple groupe ethnique majoritaire que sont les Bamars : historiquement il y a toujours eu des conflits avec certains groupes minoritaires, mais en ce moment on voit que tout le monde ou presque se rallie du même côté, contre les militaires. Donc, c’est vraiment une bataille qui est au-delà des villes, des métropoles, ça peut aller des petites villes de 10 00 habitants jusqu’à Rangoun la très populeuse. C’est vraiment quelque chose qui s’étend partout dans le pays maintenant.
Et du même coup, la répression aussi…
Malheureusement oui, une répression qui se base aussi sur des tactiques bien « testées » par le passé par les militaires : par exemple, on va préférer amener des soldats qui viennent d’autres régions pour mener les exactions à l’intérieur d’une ville, pour s’assurer que les soldats n’auront pas de réticences à ouvrir le feu sur des gens qui pourraient être leur famille ou leurs amis par exemple.
Par Christophe Paget – Radio France Internationale – 4 mars 2021
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