Agent orange : l’ombre de la guerre – chapitre 1
En déclarant « irrecevable » la plainte déposée par Tran To Nga à l’encontre de 14 sociétés américaines, la cour d’appel de Paris a rouvert une page sombre de l’Histoire et fait prendre conscience au monde entier que la guerre du Vietnam n’était peut-être pas encore tout à fait terminée. Le drame de l’agent orange n’est jamais que l’une des facettes de la guerre menée par les États-Unis au Vietnam. Mais c’est en l’occurrence de guerre chimique qu’il s’agit.
Au printemps prochain, le Vietnam célèbrera comme il se doit le cinquantenaire de sa grande victoire d’avril 1975. En l’espace d’un demi-siècle, le pays ne s’est pas contenté de panser ses blessures, il a pris son destin en main avec une énergie qui laisse pantois et s’est fait une place au soleil, à la mesure de ses ambitions.
Mais l’agent orange, lui, poursuit son œuvre dévastatrice. Aujourd’hui, c’est une quatrième génération, déjà, qui est contaminée, et on estime à 100.000 le nombre d’enfants souffrant de malformations ou maux divers, et sur lesquels l’ombre de la guerre plane encore. Et c’est sans parler des conséquences sur l’environnement.
Alors quid de cet agent orange ? Le Petit journal a voulu rouvrir le dossier et offrir à son lectorat un aperçu aussi exhaustif que possible, en explorant tout aussi bien l’aspect historique et politique de la question que sa dimension froidement scientifique et médicale.
L’agent orange (ainsi appelé, eu égard aux bandes de couleur entourant les fûts dans lesquels il était stocké) est à la base un herbicide puissant, composé à parts égales de deux molécules : l’acide 2,4-dichlorophénoxyacétique (2,4-D) et l’acide 2,4,5-trichlorophénoxyacétique (2,4,5-T).
Découverte dans les années 1940 par des chercheurs britanniques et américains, ces molécules agissent en imitant une hormone de croissance végétale. Pour peu qu’elles soient pulvérisées sur des plantes, elles provoquent une croissance incontrôlée aboutissant à la mort du végétal.
Commercialisés dès 1946, les herbicides conçus à partir de ces fameuses molécules sont largement utilisés à partir des années 1950 : l’agent orange est né. Au départ, son exploitation est strictement agricole, mais il ne faudra pas longtemps aux militaires pour comprendre le parti qu’ils peuvent en tirer et encore moins longtemps aux géants de l’agrochimie (Monsanto, Dow Chemical, entre autres …) pour leur donner satisfaction.
Il faudra en revanche attendre 1969 pour que soit admise la présence, dans l’agent orange, de la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-para-dioxine (TCDD, dite « dioxine de Seveso »). Cette contamination par de la dioxine résulterait d’un mode de production axé sur la grande quantité. Elle varie en fonction des lots et des sociétés productrices.
Il faut savoir que la dioxine est une substance cancérigène et tératogène (produisant des malformations chez les nouveau-nés). Elle provoque des maladies de peau et porte atteinte aux systèmes immunitaire, reproductif et nerveux. En ce qui concerne la TCDD, elle peut être à l’origine de plusieurs sortes de cancers, comme le lymphome non-hodgkinien, la maladie de Hodgkin et la leucémie lymphoïde chronique. Elle est en outre capable de rester longtemps stockée dans les organismes et de se transmettre ainsi de génération en génération.
Une arme biologique
Mais venons-en à l’utilisation de l’agent orange à des fins stratégiques. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce n’est pas au Vietnam qu’ont eu lieu les premiers épandages. Ce ne sont pas non plus les Américains qui ont eu les premiers cette idée folle de s’en prendre à la végétation.
Ce sont les Britanniques, appuyés par les Australiens et les Néo-zélandais (Commonwealth oblige), lors de l’insurrection indépendantiste et communiste malaise, c’est-à-dire entre 1952 et 1954.
Dès cette époque, les militaires américains aussi, s’intéressent de près à l’agent orange. Dans les années 1950, des études sont menées à Fort Detrick, qui est un centre biomédical militaire, dans le but avoué de faire de l’agent orange une arme biologique.
Des expérimentations ont lieu aux États-Unis, mais aussi au Canada, à Porto Rico, en Thaïlande et en Corée. C’est néanmoins sur des détenus d’une prison de Philadelphie que sera testée la toxicité de la dioxine.
Le contexte de l’époque fait le reste. Au Sud-Vietnam, les États-Unis portent à bout de bras le régime autoritaire de Ngo Dinh Diem, sorte de république bananière, farouchement anti-communiste, née en 1954 des Accords de Genève.
Sur place, les conseillers militaires américains sont omniprésents et s’il n’est pas encore question d’engagement direct (il faudra attendre 1965), il est en revanche question d’éradiquer la subversion communiste et d’empêcher les maquisards de faire de la jungle un véritable sanctuaire. Et pour les débusquer, quoi de plus efficace qu’un défoliant puissant tel que cet agent orange dont on dit monts et merveilles dans les couloirs du Pentagone ? La tentation est d’autant plus forte que les grandes firmes agrochimiques américaines sont on ne peut mieux disposées à collaborer…
Dès 1959 (présidence Eisenhower), des essais concluants sont menés sur le terrain. Mais c’est en 1961 (John Fitzgerald Kennedy est le nouveau locataire de la Maison Blanche) que la guerre chimique à proprement dite entre dans sa phase active avec un premier épandage le 10 août dans la région de Kontum.
L’opération Ranch Hand
D’abord intitulée Hadès (Hadès, le dieu des morts.), l’opération est rebaptisée Ranch Hand (ouvrier agricole, en français) et gagne en ampleur. Elle atteindra son apogée en 1965, avec la bénédiction du successeur de JFK, Lyndon Johnson, et durera jusqu’en 1971, sous la présidence de Richard Nixon.
Dix années, donc. Dix années pendant lesquelles l’armée américaine va pulvériser toute une gamme d’herbicides (des herbicides « arc-en-ciel », dit-on) sur près de 2 millions d’hectares. Le but ? Détruire la couverture forestière et les cultures vivrières utilisées par les troupes nord-vietnamiennes et par les maquisards du Viet Cong.
L’aviation américaine est ainsi été mise à contribution pour arroser les routes, les rivières, les canaux, les rizières et les terres agricoles. Les sources d’eau ne sont pas épargnées, et tant pis si elles sont vitales aux populations locales : les stratèges du Pentagone ne s’embarrassent pas de tels détails.
Au total, les forces américaines vont déverser 80 millions de variantes (agent rose, agent vert, agent violet, agent blanc et agent bleu) tout aussi nocives.litres d’herbicides divers sur le Vietnam, mais aussi sur le Laos et le Cambodge, pays par lesquels transitent les soldats nord-vietnamiens. 20 % des forêts du Sud-Vietnam auraient ainsi été contaminées, de même que 400.000 hectares de terrain agricoles. A lui seul, l’agent orange représente les trois cinquièmes des épandages, le reste n’étant que des variantes (agent rose, agent vert, agent violet, agent blanc et agent bleu) tout aussi nocives.
Lepetitjournal.com – 31 octobre 2024
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