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« Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes » – 4 questions à Frédéric Debomy

Frédéric Debomy, scénariste de bande-dessinée, travaille depuis longtemps sur la question birmane. Il répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de son ouvrage « Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes », co-écrit avec Benoît Guillaume, aux éditions Massot.

1. Pourquoi le choix d’un roman graphique pour aborder le sujet ?

Ce n’est en effet pas systématique de ma part puisque j’avais par exemple publié en 2018 un essai intitulé Aung San Suu Kyi, l’armée et les Rohingyas. Dans le cas du présent ouvrage, l’idée est non pas de nous intéresser à un extrémiste comme Wirathu – ce moine « nationaliste » n’est guère plus intéressant qu’un autre extrémiste – mais de comprendre pourquoi le phénomène de l’intolérance bouddhiste « prend » aujourd’hui en Birmanie. Qu’est-ce qui, dans cette société telle qu’elle est aujourd’hui, fait qu’un tel développement est possible ? Pour y répondre, aller sur place, se déplacer un peu et rencontrer pas mal de gens n’est pas une mauvaise option (sachant, bien entendu, que notre démarche n’est pas une démarche de micro-trottoir). C’est une bande dessinée documentaire où l’on convie le lecteur à suivre les auteurs-personnages pas à pas. C’est le deuxième ouvrage de ce type que le dessinateur Benoît Guillaume et moi-même consacrons à la Birmanie, le premier datant de 2016. À chaque fois, il s’agit de faire une « photographie » (certes limitée, partielle) du pays à un moment particulier de son histoire.

2. La situation des Rohingya vous paraît-elle suffisamment connue en France ? Comment vos démarches ont-elles été accueillies ?

Il y a eu, heureusement, une vraie couverture internationale du sujet. Ceux qui, découvrant eux-mêmes la situation grâce à cette couverture, disaient « on n’en parle pas » avaient tort. Cependant, c’est comme à chaque fois : on en parle un moment et puis on passe à autre chose. Or, il faut encore s’en préoccuper. Certes l’épisode extrêmement violent de la fin 2017 – nettoyage ethnique ou même génocide selon certains – est derrière nous mais la situation des Rohingya qui ont fui au Bangladesh comme la situation de ceux qui sont restés en Birmanie demeurent absolument critiques. Notre solidarité reste donc nécessaire. Quant à la façon dont mes démarches ont été accueillies, j’avais très tôt alerté (au début 2012, après en avoir parlé dès l’année 2003) de l’importance de la question rohingya. Je ne suis pas certain que tous ceux, journalistes ou diplomates, qui suivaient les évolutions de la situation en Birmanie avaient à l’esprit que ça puisse si mal tourner. Ensuite, ce qui est évidemment toujours pénible, c’est que la discussion sur la situation est rendue compliquée par des gens qui, sous prétexte d’impeccable posture morale, ne cherchent pas à comprendre en finesse ce qui se passe, privilégiant la condamnation à la réflexion. Sur ce dossier on est en droit de critiquer Aung San Suu Kyi, on peut même la condamner violemment si l’on veut, mais qu’au moins ce soit en connaissance de cause : l’exigence morale passe par l’exigence intellectuelle !

3. Y a-t-il une stratégie des militaires birmans de faire des Rohingya des cibles pour faire diversion et garder les pleins pouvoirs ?

Les militaires, bien évidemment, se posent dans cette histoire en défenseurs de la Nation. Mais on aurait tort de ne considérer que l’aspect stratégique des choses : le rejet des militaires est bien réel. L’armée birmane ne sait pas appréhender la diversité autrement que comme une menace. Elle se perçoit comme garante de l’unité et de la souveraineté nationales face aux menaces extérieure et intérieure. Menace intérieure : la volonté des nombreuses minorités du pays de pouvoir bénéficier de plus d’autonomie. Menace extérieure : un reste du monde généralement perçu comme hostile. Dans le cas des Rohingya, on fantasme un peu les deux – menace intérieure et extérieure – puisque l’on considère ces derniers comme des étrangers (notamment parce que l’arrivée de nombre de leurs ascendants dans la région eut lieu sous l’occupation britannique). Et puis il y a les fantasmes relatifs à un grand complot musulman mondial, bien présents en Birmanie.

4. L’attitude de Aung San Suu Kyi face au drame des Rohingya était-elle prévisible ?

Lorsque j’ai discuté avec Aung San Suu Kyi de la question des Rohingya en septembre 2011, elle disait notamment que les préjugés contre eux étant profondément ancrés, changer les mentalités prendrait du temps. Je pense que l’on comprendra mieux son attitude sur ce dossier si l’on a cela à l’esprit : Aung San Suu Kyi raisonne sur le temps long et sans doute écarte-t-elle aussi les dossiers sur lesquels elle se sent impuissante à agir. Rappelons qu’elle avait été à l’origine d’une commission présidée par Kofi Annan, qui préconisait le rétablissement des Rohingya dans leurs droits. Elle s’était alors engagée à ce que son gouvernement mette en œuvre la plupart des recommandations de cette commission. Mais ensuite, après qu’un groupe armé rohingya ait attaqué des postes de police et que l’armée se soit saisie de l’événement pour s’en prendre à l’ensemble des civils rohingya, elle a perdu la main. Son gouvernement a alors eu un choix : désavouer l’armée ou s’en faire le complice en couvrant le nettoyage ethnique. Le gouvernement a couvert. Au mieux, cela révèle une stratégie de long terme nécessitant de pouvoir continuer à partager le pouvoir avec une armée que l’on s’abstient dès lors de critiquer. Au pire, cela s’explique aussi par une convergence de vues partielle sur les événements. S’agissant d’Aung San Suu Kyi, des questions se posent en effet : son autoritarisme est certain, une possible déconnexion partielle des réalités est à envisager et son absence de préjugés pas tout à fait à exclure (un possible fond de nationalisme qui remonterait, des résidus de préjugés communs contre les musulmans qui persisteraient et troubleraient son analyse). L’un de ses conseillers disait qu’elle avait été épouvantée par l’action de l’armée à l’encontre des Rohingya. Mais elle insiste un peu trop à mon sens sur l’attaque de postes de police par un groupe armé rohingya pour expliquer la situation : d’abord, cela ne saurait justifier de s’en prendre à l’ensemble des civils rohingya, qui ne sont pas comptables de ce que fait ce groupe armé ; ensuite, l’existence même de ce groupe armé est le résultat des souffrances endurées par les Rohingya depuis des décennies. En faire abstraction pour ne retenir que l’action terroriste, c’est aveugle ou hypocrite.

Par Pascal Boniface – Institut des Relations Internationales et Stratégique – 30 mars 2020

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