BD : les mystères de la politique birmane
Une BD reportage tente de comprendre l’évolution politique de la Birmanie, entre massacres des Rohingya et ambivalences d’Aung San Suu Kyi vis-à-vis de la démocratie. Deux séries, China Li et Intraitable, voient la parution de nouveaux volumes.
La crise sanitaire provoquée par le coronavirus a bouleversé le programme des éditeurs, renvoyant à plus tard la plupart des parutions. Quelques ouvrages récents sont malgré tout à signaler.
L’évolution de la Birmanie ces dernières années ne cesse d’intriguer. Comment un pays bouddhiste – et donc, selon les a priori occidentaux, pacifiste – a-t-il pu se livrer au massacre et à l’expulsion en masse vers le Bangladesh de la minorité musulmane rohingya ? Comment une Première ministre de facto, prix Nobel de la Paix, la célèbre Aung San Suu Kyi, considérée pendant longtemps comme incarnant les valeurs démocratiques, peut-elle s’accommoder d’un régime autoritaire où l’armée garde tout son pouvoir ? Autant de question auxquelles la BD Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes* tente d’apporter des éléments de réponses.
C’est la troisième fois, en fait, que les deux auteurs, Frédéric Debomy au scénario et Benoît Guillaume au dessin, se livrent à cet exercice. Leurs deux premiers ouvrages, Birmanie, fragments d’une réalité et Sur le fil, dix ans d’engagement pour la Birmanie étaient parus en 2016 et tentaient déjà de décortiquer la complexe évolution du pays.
Quatre ans plus tard, les deux compères sont retournés sur place pour faire le point. La démarche adoptée pour concevoir leur bande dessinée demeure exactement la même. Tout au long de la centaine de pages du livre, ils mettent en scène la réalisation de leur reportage. On les voit se rendant d’interview en interview, se déplaçant dans le pays, discutant entre eux des questions qu’ils se posent et commentant en permanence leur propre travail.
Le portrait de la Birmanie contemporaine qui se dessine au fil des pages n’est guère encourageant. Bien loin d’une implantation réelle des valeurs démocratiques, c’est plutôt un nationalisme aigu qui semble prévaloir aujourd’hui. Deux forces très puissantes poussent en ce sens. D’une part, les militaires qui ont conservé quelques-uns des leviers essentiels du pouvoir. D’autre part, les moines bouddhistes extrémistes qui prônent la haine des musulmans. Sans forcément adhérer entièrement aux dénonciations les plus violentes de ces « saints hommes » en tunique orange, le gros de la population semble se retrouver sur une conception du patriotisme ou du nationalisme culturel qui voit les minorités comme une menace à l’existence même d’une nation bouddhiste.
Une partie importante de la BD traite ainsi des persécutions lancées contre diverses communautés musulmanes de Birmanie (plus que des Rohingya eux-mêmes dont il n’est finalement pas tant question que cela). Un reportage dans la ville de Meiktila permet de faire s’exprimer des rescapés des émeutes qui avaient visé les musulmans locaux en 2013, les contraignant à la fuite. Les enquêteurs s’intéressent aussi au caractère très superficiel de la « démocratisation » en cours dans le pays et à la politique menée par Aung San Suu Kyi. Un de leurs interlocuteurs souligne qu’aucun des trois objectifs proclamés par son gouvernement n’a été atteint : lancer un processus de paix avec les groupes armés des minorités, amender la Constitution qui laisse une place prépondérante à l’armée, et mettre en place un État de droit.
Pourquoi Aung San Suu Kyi n’agit-elle pas davantage ? Les explications les plus charitables mettent en avant la prudence dont elle doit faire preuve face aux militaires si elle veut obtenir une évolution de la Constitution – sans résultat à ce jour. Les plus sévères estiment que celle qui a incarné les droits de l’homme en Birmanie adhère en fait au nationalisme culturel tant répandu dans le pays. Pour les militants de la démocratie, la désillusion est forte. « Avec le gouvernement précédent mis en place par les militaires, dit l’un d’eux, on savait au moins comment se situer : ce n’étaient clairement pas nos amis. Aujourd’hui, on a ce gouvernement LND [le parti d’Aung San Suu Kyi], mais on ne sait pas si on a affaire à un gouvernement ami ou ennemi. » Intéressant sur le fond pour tous ceux qui veulent mieux comprendre l’évolution de la Birmanie, le livre comporte les mêmes limitations que les volumes précédents : l’information est donnée de façon très morcelée, par bribes, conformément au titre du premier volume Birmanie, fragments d’une réalité. Quant au dessin esquissé de Benoît Guillaume, il demeure toujours aussi « brut » avec ses couleurs très fortes.
Changement total de registre avec le deuxième volume de China Li, la nouvelle saga des époux Maryse et Jean-François Charles. Très connus des amateurs de BD sur l’Asie pour les dix volumes d’India Dreams, véritable chef d’œuvre, les deux auteurs se sont lancés récemment dans une série consacrée à la Chine. Après un premier tome très prometteur, le deuxième volume vient de paraître. On y suit Li désormais jeune femme, envoyée à Paris dans les années 1930 où elle étudie la photographie, noue une liaison avec un jeune peintre et s’inquiète de ce que devient son père adoptif, l’honorable monsieur Zhang – en fait un redoutable chef de triade. Alors que ce dernier ne veut surtout pas que la jeune femme revienne en Chine où la guerre civile fait rage, Li décide de rentrer malgré tout. Et se fixe comme objectif de décrocher un reportage sur un homme mystérieux dont on entend parler de plus en plus : un certain général Mao. Des personnages hors du commun, un contexte historique fascinant et, surtout, le somptueux dessin de Jean-François Charles : China Li tient toutes ses promesses – même si la partie française du récit est un peu moins convaincante, ou séduisante, que la partie chinoise.
Bien loin de la fresque historique, voici une plongée dans le quotidien le plus terre-à-terre avec le deuxième volume de la série Intraitable dont le tome 1 a déjà été chroniqué dans « L’Asie dessinée ». On retrouve donc les salariés sud-coréens d’une multinationale de la grande distribution (l’histoire est inspirée par les tentatives d’implantation de Carrefour dans le pays) aux prises avec leur direction. Harcèlement moral, faux témoignages, procédures de licenciement abusives, tout est bon pour tenter de faire partir les salariés rebelles et, surtout, empêcher la constitution d’une section syndicale. Une BD de combat qui constitue un document intéressant mais qui ne s’inscrit certes pas au rayon « détente » de la bande dessinée et qui souffre d’un dessin extrêmement raide.
Par Patrick de Jacquelot – AsiaLyst – 29 avril 2020
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