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En zones ethniques, les civils protestent contre les abus de l’armée

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Des milliers de personnes manifestant mardi 28 juillet dans Hpa-An pour protester contre la mort d’une femme Karen abattue par deux soldats réguliers, un fermier tué et d’autres civils blessés puis des manifestations réprimées dans l’état du Shan, une femme fuyant sa maison qui prend une balle dans le dos, un homme qui meurt en garde à vue dans l’état de l’Arakan…

Si l’armée régulière (la Tatmadaw) persiste à affirmer qu’elle combat les rebelles ethniques parce qu’elle a pour devoir « de protéger le pays et sa population », les civils « protégés » ressemblent de plus en plus à des victimes, sans que la Tatmadaw accepte de rendre des comptes, ce qui dans une démocratie fait pourtant toute la différence entre une armée régulière et des mouvements combattants illicites.

Lundi 13 juillet 2020, un homme du village d’Alel Chaung, dans l’Arakan, se suicide alors qu’il est en garde à vue, arrêté par des militaires. C’est en tout cas la version officielle fournie par la Tatmadaw. Version qui soulève de forts doutes : « Quand nous avons vu son corps, on aurait dit qu’il avait été attaché et battu à mort », témoigne un membre de la famille. Dans ce même village, cinq autres civils avaient déjà été arrêtés le samedi 11 juillet. Pour tous, les motifs sont quelque peu flous : « Les hommes de l’armée régulière ne m’ont pas dit pourquoi ils les ont arrêtés. Ils ont seulement dit qu’ils avaient des choses à leur demander, qu’ils les relâcheraient après les avoir interrogés et que nous serions tenus informés », déclare l’administrateur du village.

De plus en plus d’arrestations arbitraires

Un individu a depuis été libéré, un autre a été inculpé en vertu de loi antiterrorisme, deux autres sont encore détenus. Pour les villageois, aucun de ces hommes n’est impliqué dans des activités illégales. Mais la Tatmadaw affirme avoir reçu des informations contradictoires lors de l’interrogatoire de deux membres de l’AA passés par Alel Chaung le 23 juin. Le problème dans un état supposé de droit étant l’arbitraire de tout cela, ce que les associations de défense des droits humains ne manquent pas de dénoncer. « Les témoignages montrent que dans l’Arakan des soldats birmans détiennent arbitrairement des civils pour des liens supposés avec l’AA et recourent parfois à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements », indique un rapport du 8 juillet 2020 d’Amnesty International.

Début mai, une vidéo qui est vite devenue virale montrait des soldats tabassant cinq civils pour leur extirper des aveux d’une culpabilité manifestement fausse. Même ainsi, il avait fallu du temps avant que finalement l’état-major ne désavoue ses hommes, du bout des lèvres et en évoquant un dérapage exceptionnel… tout en persistant à accuser les civils tabassés.

Une situation qui amène à un triste paradoxe : la libération d’un dirigeant local du Parti national arakanais après un mois de détention et sans qu’il ait subi la moindre violence fait figure d’exception alors que ce devrait être la règle pour une démocratie. En sortant, l’homme a déclaré : « Je n’ai jamais été torturé ou frappé pendant ma détention. Je suis heureux d’être libéré par l’armée car j’ai été arrêté sans motif ni preuve ». Des arrestations « sauvages » dont le directeur du groupe d’aide juridique Thazin constate que « dernièrement, il y a plus de cas d’arrestation de civils simplement sur des soupçons ». Et cela se mesure dans les chiffres : sur les 194 civils morts officiellement dans les opérations militaires de ces 19 derniers mois, 39 sont décédés en détention par l’armée, selon le secrétaire du Congrès Ethnique de l’Arakan, qui s’appuie sur un recensement réalisé par des organisations de la société civile arakanaises.

L’Armée de l’Arakan crée sa propre administration

La liste des exactions continue : le 20 juillet, une femme s’est fait tirer dessus, dans le dos, alors qu’elle quittait sa maison pour fuir les combats dans son village. Elle n’est pas décédée mais elle a été hospitalisée ; ailleurs, ce sont sept civils arrêtés le 6 juin et inculpés le 4 juillet sous la loi antiterrorisme. Cette fois-ci, le porte-parole de la Tatmadaw a une nouvelle justification : « Il est très difficile pour nous de distinguer les civils des soldats de l’AA. Les troupes de l’AA sont habillées en civil, ils nous attaquent et fuient se réfugier dans le village ». Un problème tactique réel mais en aucun cas une raison pour arrêter ou tuer des gens de manière arbitraire. Un paroxysme a été atteint en avril lorsque l’armée régulière a ouvert le feu sur 270 villageois, faisant six morts et huit blessés dans le village de Kyauktan près de Rathedaung, tout près des zones aujourd’hui contrôlées par l’AA.

Car l’une des conséquences de la stratégie de la Tatmadaw dans le nord de l’Arakan – à moins que ce ne soit le fruit d’une perte de contrôle de l’état-major sur une partie de ses troupes…- est qu’une bonne partie de la population soutient ou rejoint l’AA. Celle-ci est en train de mettre en place sa propre administration sur des territoires qu’elle contrôle : collecte des impôts, activité de police – par exemple arrestation de consommateurs de drogues-, etc. L’organe administratif du mouvement rebelle est situé près de Mrauk-U et son contrôle régional s’étend, comme en témoigne l’abandon de deux avant-postes à Rathedaung par les gardes-frontière de l’armée régulière birmane. L’AA se comporte désormais comme une autorité souveraine, à la manière des zones spéciales Wa ou Naga, avec cette différence majeure : l’AA est classée terroriste en Birmanie.

« Les mégaprojets de développement provoquent des tensions militaires »

Dans les autres états, l’herbe n’est pas plus verte pour les minorités ethniques. Dans le Shan, sept fermiers du village de Kutkai ont été blessés par l’explosion d’une bombe le 8 juillet. Cinq d’entre eux ont été hospitalisés pour des blessures graves. Le 13 juillet, une manifestation à la suite de la mort d’un civil de 56 ans 29 juin 2020 lors de tirs croisés à Kyaukme entre la Tatmadaw et l’armée du Restoration Council of Shan State (RCSS) a rassemblé plus de deux mille personnes et 36 organisations de la société civile ont publié un communiqué conjoint demandant « justice pour les villageois mort, torturés ou blessés par l’armée birmane ». Ce qui n’a pas plu à la Tatmadaw. Trois organisateurs de la manifestation sont poursuivis sous la loi de sur les manifestations pacifiques et au titre de la loi sur la prévention des maladies infectieuses, à cause de la Covid-19.

Le 15 juillet, la Tatmadaw a aussi envoyé des enquêteurs pour l’affaire de la mort de l’homme de 56 ans. En espérant prouver sa transparence, elle a proposé à un député shan de participer à l’enquête. Lequel a d’abord accepté avant de se rétracter lorsqu’il a vu que les médias n’avaient pas accès au village où le civil a été tué. En outre, durant l’enquête, il y a eu des escarmouches entre la Tatmadaw et le RCSS, chacun accusant l’autre d’avoir ouvert le feu. Le porte-parole de la Tatmadaw a déclaré : « Il y a eu une manifestation et des allégations de meurtre. Mais pourquoi le RCSS a-t-il mené des attaques surprises contre l’équipe d’enquête qui s’est rendue sur les lieux pour découvrir la vérité ? Ils ont attaqué parce qu’ils sont malhonnêtes ».

Après cette attaque, le 16 juillet, de nouvelles troupes de l’armée régulière sont arrivées dans le nord de l’état Shan. Relève, reprise en main des troupes sur le terrain, renfort ? Rien n’est clair. Mais la Fondation Shan pour les droits de l’homme note aussi la dimension économique et d’influence de ces conflits : « les mégaprojets de développement provoquent des tensions militaires. Lorsqu’un projet démarre dans une zone, l’armée vient dans la région pour assurer la sécurité du projet et de l’investissement. De ce fait, il y a des tensions entre l’armée régulière et les armées ethniques. Le conflit armé est lié aux ressources naturelles ». Le canton de Kyaukme est situé à proximité de la centrale hydraulique d’Upper Yeywa.

L’impunité, héritage de décennies de dictature militaire

Dans l’état de Kayin, c’est l’assassinat d’une femme, mère de trois enfants, qui a agité la toile depuis le 16 juillet jusqu’à devenir une manifestation de milliers de personnes ce mardi 28 juillet dans Hpa-An, une foule protestant contre le meurtre de Naw Mu Naw, 40 ans, abattue pour avoir refusé de donner des sacs de riz et une chaîne en or à des soldats réguliers. Un refus qui lui a valu des balles au visage et à la poitrine. C’est le sentiment d’impunité totale des soldats et donc leur absence de discipline qui met en rage les protestataires. Pour le principal mouvement autonomiste local, l’Union Nationale Karen (KNU), cet assassinat viole l’accord de cessez-le-feu de 2015 et ouvre donc la possibilité d’une enquête internationale : « Nous demandons la justice et la vérité. L’armée a tué une civile innocente. Pour obtenir la vérité et éviter d’autres meurtres, nous demandons à Amnesty International et Human Rights Watch d’enquêter sur cette affaire ». Une pression internationale que l’armée régulière semble préférer éviter. Le 21 juillet, elle publie un communiqué citant le nom des deux soldats en cause et les accuse d’avoir agi en état d’ébriété et d’avoir utilisé des armes de service sans l’aval de leurs supérieurs. Les sanctions ne sont pas encore tombées, mais elles devraient concerner les deux militaires et leurs supérieurs. Une situation qui met encore une fois en question le contrôle de l’état-major sur ses troupes opérationnelles sur le terrain.

La Karen Women’s Organisation accuse d’ailleurs les soldats de « brutaliser les populations ethniques pour imposer et maintenir leur supériorité ». Elle dénonce également le peu d’actions légales engagées contre les exactions des militaires. Il existe en effet très peu de moyen de sanctionner les abus des forces de l’ordre, ce qui n’aide ni à la pacification des conflits ni au respect de l’état de droit. « En raison de cette faiblesse, les militaires deviennent plus agressifs et ne craignent pas les conséquences lorsqu’ils arrêtent et torturent des détenus », explique la directrice de l’association d’éducation aux droits humains Equality Myanmar. L’armée régulière condamne de temps en temps les actions de ses troupes mais le plus souvent, elles les couvrent. Entre cautionnement et condamnation, la Tatmadaw a manifestement du mal à contrôler ses troupes, habituées à l’impunité de décennies de dictature militaire.

Par Julia Guinamard – Lepetitjournal.com – 29 juillet 2020

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