En Thaïlande, les dérangeants espoirs de la jeunesse face à la monarchie
Depuis le mois de juillet, les étudiants sont toujours plus nombreux à manifester à Bangkok pour réclamer des changements politiques. Marie-Sybille de Vienne, professeur à l’Inalco, décrypte ce mouvement inédit qui se heurte au pouvoir autoritaire de la monarchie et de l’armée.
Semaine après semaine, la colère enfle en Thaïlande, avec des manifestations quasi-quotidiennes dans la capitale. À Bangkok, les contestataires étaient quelques centaines début juillet, et plus de 10 000 le 16 août dernier, du jamais vu depuis le coup d’État de 2014. Ces manifestants pro-démocratie osent appeler à une réforme de la monarchie, sujet habituellement tabou dans un royaume où le crime de lèse-majesté est inscrit dans le code pénal. Un vent de révolte qui n’est pas sans déplaire au gouvernement, comme le montre la hausse du nombre d’arrestations de militants: depuis début août, au moins 11 d’entre eux ont été placés en garde à vue, poursuivis pour une dizaine de chefs d’accusation, dont la sédition et la violation de la loi d’urgence sanitaire, avant d’être libérés sous caution.
Outre les dérives du système politique thaïlandais, les conséquences de la pandémie de coronavirus nourrissent elles aussi la colère des militants, inquiets de l’avenir économique et des inégalités sociales.
Pour mieux comprendre la situation, nous avons interrogé Marie-Sybille de Vienne, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris (Inalco) et responsable de la revue académique Péninsule.
Ce qui déclenche ce mouvement, c’est la dissolution du Parti “Nouvel Avenir” – Anakhot Mai – par la Cour constitutionnelle le 23 février 2020. Au départ, ce parti est dissout pour avoir enfreint la législation sur le financement des partis politiques suite à un prêt effectué au parti par son président qui est un riche homme d’affaires. C’est un parti qui regroupe des courants de jeunes éduqués dans les zones urbaines, et en particulier à Bangkok. Ce parti, tout nouveau car il a été créé en mars 2018, était l’étoile montante de la vie politique thaïlandaise.
Qu’est-ce qui caractérise ces manifestants?
Ce qui est frappant dans ces manifestations-là, à la différence des manifestations de 2006, 2010 et 2014, c’est qu’on a pas les mêmes publics. On a majoritairement voire en quasi-totalité des étudiants, et ça se passe sur les campus, alors que les manifestations précédentes, jusqu’à 2014 inclus, ratissaient extrêmement large.
Deuxième élément: des figures apparaissent, mais un mouvement qui fonctionne en utilisant aussi Twitter, les réseaux sociaux, c’est-à-dire en utilisant des moyens de communication ultra-modernes, et qui est en même temps atypique, diffus, généralisé à un large tissu d’université, et très marqué par la génération des manifestants, c’est-à-dire l’avenir de la Thaïlande pour sa partie “gens très jeunes et éduqués”.
Quelles sont les revendications des manifestants?
Il faut distinguer entre deux niveaux revendications. Dans une première vague, il y a trois demandes: la démission du gouvernement, la modification de la Constitution, et l’arrêt du harcèlement des politiciens d’opposition. Ce sont les trois premières de février.
Ont été exprimées en juillet, quand les manifestations sont reparties, des demandes largement plus radicales, dix demandes qui vont toucher à l’institution royale. Ces demandes-là sont extrêmement radicales, tout en manifestant bien la volonté de maintenir l’institution. Elles vont bien sûr à l’encontre des dispositions de la Constitution de 2017, et elles vont à l’encontre des dispositions prévues pour partie dans un certain nombre de dispositions antérieures.
Comment le gouvernement réagit-il à ces séries demandes?
On touche à des choses très sensibles, et la position du gouvernement – et pas seulement – est difficile car il y a un cadre juridique, en revanche les demandes touchant à la monarchie sont, elles, plus complexes. Et d’ailleurs le Premier ministre a dit que les trois premières demandes pouvaient être étudiées. En revanche les dix autres, c’est une autre question. Et de fait, le 14 août, avant la grande manifestation du dimanche [16 août], l’un des leaders d’un mouvement – L’Union de la démocratie contre la dictature, mouvement labellisé jaune et monarchique – avait dit que les étudiants devraient s’en tenir à leurs trois premières demandes. C’est intéressant car cela exclu la deuxième série de demandes formules par une partie des étudiants, mais pas par tout le mouvement, mais en même temps, cela reconnaît la possibilité ou la relative légitimité des trois premières. Donc vous voyez que c’est une situation extrêmement confuse, une situation que le pouvoir actuel a énormément de mal à traiter.
Quelle est la position de l’armée, sachant que le pouvoir est tenu par l’armée?
Le pouvoir n’est pas à 100% tenu par l’armée. L’armée est extrêmement présente mais elle ne gouverne que par le biais d’une coalition. Sa position au niveau du Parlement est loin d’être assurée dans les semaines qui viennent. La tradition thaïlandaise, c’est que les coalitions se font et se défont aisément, de même que les partis sont tout sauf pérennes, puisqu’on change de parti politique comme de chemise… La position du parti fondé par les instigateurs du coup d’État de 2014 renversant le gouvernement de Yingluck Shinawatra est loin d’être forcément solide.
Est-ce qu’un recours à la violence est à craindre?
Les étudiants manifestent, et à la différence des manifestations de 2010 et des années qui ont précédé, les manifestations sont totalement pacifiques. Elles peuvent être en réalité violentes verbalement, mais elles ne sont en aucun cas accompagnées de la moindre violence physique, pour l’instant. Donc si l’armée est envoyée pour taper sur les étudiants, cela renvoie au scénario de 1976 qui est quand même une tache sur l’histoire de la Thaïlande de l’après-guerre. Le contexte aujourd’hui est différent, ce qui veut dire que le scénario d’une intervention armée de l’armée pour dégager manu militari les étudiants serait beaucoup moins accepté par la majorité de la population. La marge de manœuvre de l’armée – ou tout au moins du parti qui représente les généraux ayant fait le coup d’État de 2014 – est limitée. En plus de cela, c’est une grosse erreur de croire que l’armée thaïlandaise est monolithique. Elle agitée de factions, de courants, ce n’est pas un monolithe, tant s’en faut.
D’après vous, ces manifestations peuvent-elles prendre de l’ampleur dans les prochaines semaines, s’étendre à une plus grande partie de la population?
Elles peuvent prendre de l’ampleur ou au moins se maintenir à ce rythme. Pour l’instant, ce qui est frappant, c’est le clivage générationnel. Alors que la covid-19, avec la fermeture des petits commerces, l’arrêt du tourisme et autres, a eu des conséquences dramatiques pour les plus défavorisés, avec tous les petits boulots qui découlaient de l’arrivée de touristes, d’hommes d’affaires et tout simplement de l’activité commerciale. Ces gens-là, qui ont pris sur la tête un «coup de massue» économique, pour l’instant ne bougent pas. Les pauvres ne sont pas dans la rue. Cela ne veut pas dire qu’ils n’aient pas souffert de manière considérable. Le taux de suicide a explosé avec la covid-19, en particulier chez les plus pauvres. Leur préoccupation première, c’est la survie matérielle immédiate, ce qui n’est pas le cas des étudiants, qui ont des revendications politiques. Il y a toute une nébuleuse très indécise de gens qui protestent, mais pas le petit peuple.
Par Adélaïde Patrignani – Vatican News – 25 Août 2020
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