Les élites thaïlandaises face à leurs responsabilités dans la crise démocratique
De nouvelles arrestations d’activistes étudiants, y compris dans les hôpitaux, ont eu lieu ce week-end en Thaïlande où les interpellations se multiplient, favorisées par la prolongation de l’État d’urgence jusqu’à la fin novembre, officiellement pour cause de pandémie de Covid-19.
Au delà du rapport de force politique et de la volonté de l’armée d’intervenir, la question se pose de la responsabilité des élites thaïlandaises. Notre chroniqueur Philippe Bergues ouvre le débat.
Depuis les années 1990, la politique thaïlandaise est marquée par une polarisation entre les élites militaro-royalistes et les citoyens issus de classes sociales modestes ou pauvres. Selon un rapport du Crédit Suisse, largement médiatisé, la Thaïlande présente l’un des écarts de richesse les plus importants au monde, les 10 % de thaïlandais les plus pauvres détenant 0 % de la richesse du pays, tandis que les 10 % les plus riches en détiennent 86 %, ce qui marque une division des classes très distincte.
Ce fossé économique entre les élites et les classes sociales peu favorisées conditionne la politique car, pour les privilégiés, il est inconcevable d’imaginer un réel partage des richesses et de restreindre leur mode de vie – appartements de standing dans les condominiums des quartiers chics bangkokois, demeures de prestige à titre de résidence principale ou secondaire sur le littoral ou dans les îles, voitures de luxe, consommation dans les malls « paragoniens » de la capitale, envoi des enfants dans des écoles privées coûteuses et non dans la structure éducative publique, études supérieures dans les universités britanniques ou américaines réputées.
Quelle élite ?
Outre les vieilles familles de l’aristocratie siamoise, on trouve dans cette élite thaïlandaise les fortunes issues des grands groupes économiques familiaux sino-thaïlandais à situation quasi-monopolistique dans le royaume (Charoen Pokphand, ThaiBev, Central, King Power etc…) et leurs cercles d’affaires proches, les très hauts gradés de l’armée et de la police (la Thaïlande est le pays au monde comptant le plus de Généraux au prorata de sa population), les barons politiques nationaux et provinciaux, la bureaucratie dirigeante dans toutes les compétences ministérielles y compris la justice. Autrement dit une géographie humaine bigarrée dont les intérêts ne concordent pas toujours…
Une démocratie «à demi cuite»
Ces élites ont longtemps profité de la « démocratie demi-cuite thaïlandaise », où le royaume est gouverné de manière semi-démocratique par une alliance conservatrice entre le pouvoir royal, le pouvoir militaire et la bureaucratie qui peut se transformer en dictature après les coups d’États de 2006 et 2014 ou en « démocrature » depuis les élections piégées de 2019.
Le résultat des urnes, en revanche, n’a jamais été complétement accepté lorsqu’il a conduit aux affaires les partis successifs de Thaksin Shinawatra ou de sa sœur Yingluck dont la majorité des supporters venait de l’Isaan pauvre. Alors que la Constitution de 1997 était censée promouvoir la participation du peuple au processus politique, cette démocratisation électorale de la politique thaïlandaise avait produit le pire cauchemar pour les classes aisées : l’émergence d’une coalition ruralo-libérale, dirigée par Thaksin et le parti thaïlandais qu’elle qualifiait de populiste, le Thai Rak Thai (« Les Thaïs aiment les Thaïs » en français) et de ses partis clones ensuite.
Une confrontation non conventionnelle menée par les étudiants
Les manifestants d’aujourd’hui réclament une fois de plus une plus grande démocratisation des institutions. Pour la nouvelle génération du mouvement pro-démocratique dirigé par les jeunes, la notion de démocratie « à la thaïlandaise » est non seulement obsolète, mais aussi insoutenable et a largement contribué à l’inégalité dont souffre la Thaïlande
Ces jeunes veulent avoir prise sur l’avenir, leur avenir, et rejettent cet ancien monde. Les protestataires actuels ne sont pas les instruments d’un seul homme politique ou d’un seul parti et c’est ce qui perturbe l’élite traditionnelle, non habituée à cette confrontation d’un nouveau genre en Thaïlande. Comme Gavroche l’a relaté dans ses colonnes, ce mouvement #FreeYouthThailand divise jusque dans les familles car de nombreux manifestant(e)s sont issus de milieux aisés, réfléchissent à leur avenir et récusent l’ordre établi.
Pollisa Tien-Iam-arnan, 16 ans, de famille hi-so et co-fondatrice de Choose Change, une plateforme médiatique dirigée par des jeunes qui encourage les adolescents à s’exprimer sur des questions sociales et à promouvoir le changement, l’explique dans une tribune publiée sur le site Thisrupt : « Nous avons créé une bulle de privilèges où les questions auxquelles nous nous identifions sont occidentales. Mais quand il s’agit des réalités de la Thaïlande, nous ne voyons pas le mal et n’entendons pas le mal… Ces chaussures Gucci à 26 000 bahts que nous portons à l’école tous les jours ne sont pas abordables tant que nous prétendons que les doubles standards et l’injustice dans la société thaïlandaise n’existent pas ».
Une jeunesse audacieuse
Acculé dans les recoins du ring par cette jeunesse audacieuse, le Premier ministre Prayut a dû lever le décret d’état d’urgence – pour reconduire ensuite l’État d’urgence sanitaire jusque fin novembre – mais la plupart des militants arrêtés restent sous les verrous ce qui ne décourage pas la coordination d’appeler à de nouvelles actions dans la semaine à venir.
Les élites savent que les enjeux sont élevés d’autant que le bras de fer entre le pouvoir et les étudiants s’intensifie. La parole s’est libérée, y compris au sujet de la monarchie. Mais le pays, hors Bangkok, demeure calme. On peut dès lors penser que le système ne bougera qu’à la marge car les forces au pouvoir, sur le plan politique et économique, ont les moyens de résister. Pourtant, serait-ce si illégitime d’installer durablement la Thaïlande dans une monarchie constitutionnelle démocratique où les institutions serviraient l’intérêt général et non les intérêts particuliers ? Les manifestants ne demandent, en très grande majorité, pas autre chose.
Par Philippe Bergues – Gavroche-thailande.com – 1er Novembre 2020
Articles similaires / Related posts:
- Le Palang Praccharath perd ses leaders Les défections continuent d’ébranler le parti au pouvoir, le Palang Pracharath Party (PPRP), alors qu’une figure clé de la faction est pressentie pour être la dernière à passer au parti United Thai Nation (UTN) après la conclusion de la dernière session parlementaire à la fin du mois....
- Les dons affluent pour l’opposition avant les législatives Le parti d’opposition Move Forward a reçu plus de 47 millions de bahts du Fonds pour le développement des partis politiques cette année – le montant le plus élevé parmi les 64 partis politiques enregistrés....
- Au parlement Thaïlandais, le renforcement de la loi sur le crime de lèse majesté sera débattu Le parti royaliste Thai Pakdee a reçu le feu vert pour recueillir des signatures en vue de modifier la loi sur la lèse-majesté, ce qui pourrait entraîner des poursuites judiciaires contre un plus grand nombre de personnes ayant insulté la monarchie thaïlandaise....
- Elections législatives thaïlandaises confirmées pour le 7 mai La Chambre des représentants sera dissoute au début du mois de mars et les élections auront lieu le 7 mai, comme l’a provisoirement fixé la Commission électorale, a confirmé le Premier ministre thaïlandais Prayut Chan-o-cha après une réunion du gouvernement mardi 21 février....
- Ce qu’il faut savoir à l’approche des élections Les prochaines élections générales devraient avoir lieu le 7 mai prochain. La dissolution par le Premier ministre Prayut Chan-o-cha de la Chambre des représentants devrait intervenir le 23 mars ce qui mettra fin à la législature actuelle. Les partis politiques annonceront officiellement leurs choix des candidats au poste de Premier ministre le 14 avril....