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Littérature thaïlandaise : « Les Nobles » de Dokmaï Sot, portrait de femme non conventionnelle

« Faire le bien est chose difficile pour beaucoup de gens. Les difficultés découragent, elles font hésiter le plus grand nombre à faire le bien. »

À travers ces mots, Dokmaï Sot, une des plus grandes romancières thaïlandaises de son époque, interpelle son lecteur sur une valeur morale intemporelle, celle du bien. La noblesse d’un individu émane-t-elle de la naissance, de l’hérédité ou bien des actes et des paroles ? C’est la question centrale que pose Les Nobles, dont le titre original est Phou Di, « personne de grande valeur ». Née à Bangkok en 1905 et fille d’un fonctionnaire de haut rang, la jeune Mom Luang Buppha Nimmanhemin née Kunchon – elle choisira plus tard un nom de plume, Dokmaï Sot qui signifie « fleur fraîche » – commence ses études au sein de la maison familiale et les poursuit au collège catholique Saint-Joseph. Elle entame sa carrière d’écrivain alors qu’elle n’a qu’une vingtaine d’années. Elle continuera d’écrire jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. Ses premiers textes sont plutôt des romances. La suite de son travail, en revanche, est une immersion au sein des élites du pays confrontées à des questions morales dans une société thaïlandaise en mutation, faisant la part belle à des personnages principaux féminins, ce qui est assez rare à l’époque. Son travail est très imprégné de valeurs bouddhistes, témoignant ainsi d’une foi profonde de la part de l’écrivaine. Elle meurt en 1965 à New Delhi où elle vécut avec son époux, diplomate et homme politique thaï. Elle reste l’une des plus grandes romancières thaïlandaises du XXe siècle. Son roman Les Nobles, publié en 1937, est le seul de ses ouvrages traduit et disponible en français. L’histoire se déroule au milieu des années 1930 à Bangkok.


La Thaïlande connaît alors une période où de nombreux paradoxes s’exacerbent. Ses normes et ses codes traditionnels vacillent en raison d’une modernisation grandissante. Durant le mois de juin 1932, un coup d’État fait basculer le pays d’une monarchie absolue à une monarchie constitutionnelle. Mené par un groupe de révolutionnaires au sein duquel se trouve Phibun, c’est un tournant fondamental dans l’histoire d’un pays de plus en plus tenaillé par un sentiment national très fort et l’éloignement du socle culturel siamois historique. Dans son roman, Dokmaï Sot ne l’évoque que très pudiquement : « Cette année-la, il y avait eu de grands changements dans le pays, et beaucoup de gens en étaient perturbés. » Phibun a fait une partie de ses études en France. Devenu Premier ministre en 1938, ce militaire est un fervent agitateur du sentiment patriotique. N’oublions pas que la mise en œuvre de son programme aboutit notamment à la fin des années 30 à un changement de nom du pays – le Siam devient alors la Thaïlande (« pays des Thaïs ») -, à la naissance d’un slogan sans équivoque – « la Thaïlande aux Thaï » – et à l’instauration d’un nouvel hymne national.

Morale et frivolité

À travers le portrait de Wimon, une jeune femme de 21 ans, Dokmaï Sot offre une photographie complexe de la société de l’époque et de la culture thaïlandaise : les valeurs bouddhistes, l’acquisition de mérites, le rôle de l’argent et du statut social, les dilemmes sociaux auxquels sont confrontées les différentes générations, la place des rêves aux moments marquants de la vie. Autre questionnement très prégnant dans ce roman, celui de la place des femmes dans la famille et de l’éducation des jeunes filles dont les parents peuvent se demander « s’ils doivent les élever de façon libérale ou les tenir serrées ». Née dans une famille noble, Wimon mène une vie agréable, à la limite de la futilité. Mais un jour, un drame fait basculer son destin. Elle est alors chargée de sauver sa famille en proie à la déchéance et à la division. Dès la première page, le lecteur est plongé dans ce contraste entre des valeurs morales et spirituelles très fortes et la frivolité d’un luxe ostentatoire : une sentence de Bouddha nous expliquant ce qu’est un Phou Di précède la description d’une voiture rutilante. Ce que Dokmaï Sot cherche à démontrer tout au long de son œuvre, c’est qu’une personne naît dans la noblesse par hasard. Cette naissance n’en fait pas d’office quelqu’un d’honorable selon les principes moraux bouddhistes. Ce sont les actes et les paroles qui forgent la véritable noblesse d’un individu, en dehors de toute contingence sociale et matérielle. Les sacrifices consentis par Wimon, qui fait passer le devenir de ses proches avant le sien sans se soucier du regard des autres et du qu’en-dira-t-on, sont l’expression même de la vertu de la jeune femme. Elle agit en vue de faire le bien, fidèle en premier lieu à sa conscience et non aux us et coutumes.

« Garde toujours à l’esprit, dis-toi sans cesse que si tu fais ceci ou cela pour telle ou telle personne, c’est parce que tu y crois. Et ensuite, quoi qu’il arrive, ne l’accuse pas de manquer de reconnaissance. Les bonzes disent qu’il existe des personnes qui apportent leur aide aux autres, qu’il y en a qui savent reconnaître les bienfaits et pensent à remercier, mais qu’elles sont rares. »

Sans faire de parallèle douteux avec la période actuelle où le quotidien d’une part significative de la population mondiale est bouleversé par la pandémie, pourrions-nous retenir de cette auteure thaïlandaise qu’il faut parfois savoir sacrifier son confort pour des raisons plus grandes que soi-même ? Ce roman, proposé par les éditions Gope dans une belle traduction ponctuée de notes explicatives sur les subtilités de la culture thaïlandaise, est très agréable à lire. Il ne devrait pas échapper à la connaissance des passionnés de la Thaïlande.

Par Suzanne Bruneau – AsiaLyst – 21 novembre 2020

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