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Kim Thúy : « Le Vietnam est dans mon sang et le Canada sous ma peau »

Il y a 40 ans, l’écrivaine Kim Thúy quittait le Vietnam. Elle a vécu dans un camp de réfugiés en Malaisie avant de s’installer avec sa famille au Canada. Elle nous raconte comment l’accueil qu’elle a reçu à son arrivée au Québec lui a permis de devenir une citoyenne amoureuse de son pays d’adoption.

Kim Thúy avait dix ans quand sa famille a dû fuir Saigon avec les boat people en pleine guerre du Vietnam. Diplômée en traduction et en droit, elle a travaillé à Montréal comme couturière, interprète, avocate, propriétaire de restaurant et chroniqueuse culinaire pour la radio et la télévision avant de se consacrer à l’écriture. Son premier roman, Ru, publié en 2009, a été récompensé par de nombreux prix littéraires. Aujourd’hui, ses livres sont traduits dans 39 pays et son dernier roman, « Em », vient de paraitre aux éditions québécoises Libre expression. Kim Thúy continue, avec la même délicatesse, d’explorer ses différentes cultures et les liens qui nous unissent les uns aux autres. En France, ses livres sont édités par les éditions Liana Levi. 

Je n’ai pas connu d’exil. J’ai apporté avec moi mon passé. Mes parents m’ont permis de vivre le présent. Mon pays adoptif m’a offert le futur. 

La petite de fille de dix ans que j’étais a eu la chance de quitter le Vietnam avec ses parents, ses frères, deux de ses tantes et son oncle. Je viens d’une grande famille avec des cousins cousines qui m’étaient aussi proches et complices que des frères et sœurs. Certes, je suis partie du Vietnam sans la majorité d’entre eux. Mais, mon univers n’a pas complètement chaviré, car j’étais entourée de mon cercle le plus proche. 

L’image que j’ai en tête est une jeune plante déracinée mais transportée dans un petit pot avec assez de terre et d’eau pour continuer à survivre malgré les conditions difficiles d’un camp de réfugiés. Puisque le quotidien était rempli d’épreuves, personne n’avait le temps de pleurer son passé. 

De plus, nous étions des privilégiés à ne pas avoir rencontré de tempêtes ni de pirates pendant la traversée en mer. De toute manière, il aurait été déplacé pour n’importe quel survivant de s’apitoyer sur son sort puisque nous savions que plusieurs avaient péri en mer. 

Dans ce camp en Malaisie, la langue vietnamienne continuait à être celle d’usage même si nous habitions à un endroit sans adresse, un no man’s land pour des gens qui ne possédaient plus aucune citoyenneté. Nous n’appartenions plus à aucun territoire ni à aucune culture. Dans ce lieu, le temps était suspendu. Sinon, nous l’avions mis entre parenthèse afin de pouvoir l’écarter rapidement de notre ligne de vie dès que nous aurons la chance de recommencer.

J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont replantée immédiatement dans le sol québécois à notre arrivée. Ils m’ont donné la liberté de me présenter en tant que « Kim Ly », laissant tomber ainsi mes deux autres noms, Thúy et Thành, qui me semblaient trop difficiles à prononcer pour mes nouveaux amis. J’ai réalisé que je pouvais effacer ma différence au téléphone si je ralentissais sur le « m » du Kim. J’avais l’impression que cette astuce pouvait suggérer à mes interlocuteurs que je m’appelais « Kim(ber)ly ». Mes parents ne m’ont pas reproché d’avoir abandonné le prénom Thúy. Ils ont regardé chacune de mes racines pousser dans ma nouvelle terre sans juger leur direction ni leur détour. Par contre, ils ont imposé la langue vietnamienne à la maison et continué à m’appeler Thúy avec le même ton et le même amour. 

J’ai tronqué mon nom pendant mes dix premières années au Canada parce que je ne saisissais pas encore la grandeur de ce pays et encore moins ses libertés, dont la première est celle d’être soi. Après 42 ans, je suis encore étonnée à quel point il est important et banal pour chacun de nommer sa couleur préférée, son plat préféré, sa chanson préférée, son livre préféré, sa ville préférée, son héros/son héroïne préférés… Chacun est encouragé à se construire par ses choix. Ainsi, la différence est appréciée en tant qu’originalité, unicité, individualité. Quand j’étais étudiante en droit, un des trois plus grands cabinets du Canada m’a invitée à un entretien même si ma performance académique n’était pas exemplaire. Sept grands hommes m’ont reçue en me confirmant que leur motivation provenait de la particularité de mon CV. Par la suite, un avocat senior du bureau m’a recrutée pour un projet parce que je portais un nom différent que ceux de la liste des cent autres avocats. Une fois écrivaine, mes lecteurs et lectrices me félicitent d’avoir eu le courage d’ouvrir un restaurant et en être « cheffe » alors que je ne savais pas cuisiner. Personne n’a soupiré ou sous-entendu que mon échec financier en tant que femme d’affaires était une défaite.

Vous aurez raison de dire que j’idéalise mon Canada, qu’il n’est pas compatible avec tous et qu’il a ses failles et imperfections. Mais, vous serez certainement d’accord avec moi que le Canada est un des rares pays dans le monde qui invite une immigrante devenue citoyenne à descendre les marches d’un avion gouvernemental derrière son gouverneur général, à traverser la haie d’honneur en tant que déléguée officielle d’une visite d’État en Malaisie, soit le pays où elle avait amerri illégalement la première fois en tant que boat people vietnamien. 

La terre canadienne, et plus précisément québécoise, a solidifié mon ancrage en m’offrant toute la liberté nécessaire pour faire pousser mes branches au rythme du soleil et de la lune, autant vers l’Est que l’Ouest en passant par le Nord et le Sud tout en suivant la direction du vent et du cœur. 

J’aime amoureusement mon pays adoptif. À l’inverse, il embrasse mon parcours tout entier, du point de départ jusqu’à aujourd’hui et ce, avec l’enthousiasme des adolescents amoureux. De même, mon pays de naissance a accueilli mon retour tout en reconnaissant l’apport du Canada à la femme que je suis devenue quelques décennies plus tard. 

Le Vietnam est dans mon sang et le Canada sous ma peau. Ils habitent en moi, dans mon corps, sur mon territoire et non pas l’inverse. C’est pourquoi je ne suis pas en exil.

Pour écouter l’émission Le Temps du débat avec Kim Thúy et Rooh Savâr : « Comment faire entendre l’expérience de l’exil ? », diffusée le 04/12/2020 sur France Culture. 

Par Emmanuel Laurentin & Fanny Richez – Radio France Culture – 4 décembre 2020

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