Lutte anti-covid : la Thaïlande mène la danse
La Thaïlande a tiré les leçons des pandémies précédentes en imposant une discipline de fer face au nouveau cluster.
C’est une terre de peu. Une forêt de pierres noires et de hautes herbes avec, çà et là, des épis de maïs sertis dans un interstice de terre arable, trésors blottis entre deux monolithes de karst. Une terre de pas grand-chose où les rayons ne moussent guère en cette fin de saison des pluies. Perché à 1 000 mètres d’altitude, au bout d’une enfilade de virages en épingle sur une route mal asphaltée, au milieu de forêts d’acacias, d’acajous et de cerisiers du Japon, Ban Sakad apparaît : un village oublié des touristes et des pouvoirs publics de la province de Nan, un des territoires les plus reculés de Thaïlande, aux confins du Laos.
En ce petit matin blafard, elles sont cinq « long » (tantes, un terme qui désigne en thaï les dames d’un certain âge) à s’extraire d’un pick-up pour parcourir à pied les derniers hectomètres qui les séparent du village. Masque chirurgical et visière de protection sur le visage, toutes attifées d’une blouse couleur parme, ces « super mamies » font partie du réseau Aor Sor Mor, littéralement les agents de santé des villages. « Nous ne sommes ni médecins ni infirmières. Nous servons juste de lien entre les gens des campagnes et le monde de la santé. Comme ceux de Ban Sakad, qui vivent à 50 kilomètres du premier dispensaire », explique Piyachat Boonmul, alias Dao.
Avec ses quatre « collègues », Som, Nin, Nok et Sopa, elles affichent toutes entre 67 et 75 ans mais débordent d’une énergie communicative, riant et saluant, par de larges moulinets des bras, les villageois qui les attendent. Ce matin, elles vont, comme à leur habitude, prendre la température au pistolet thermomètre, distribuer des masques et du gel hydroalcoolique, réexpliquer les gestes barrières puis interroger chaque villageois sur ses maux et bobos. « En général, explique Dao, nous venons ici toutes les quatre semaines car il n’y a qu’une centaine d’habitants. Mais depuis l’irruption du Covid, en janvier, nos visites sont devenues hebdomadaires. »
Unique au monde, ce réseau de 1,04 million de quasi-bénévoles (27 euros par mois d’indemnité), féminin à une très large majorité, existe depuis 1977. Si leur mission principale est de collecter des données médicales sur les habitants des hameaux et lieux-dits du royaume, et de passer le relais aux médecins en cas de pépin, elles ont, depuis l’apparition du virus, un rôle fondamental de prosélytes et de lanceurs d’alerte. Entre mars et mai, les Aor Sor Mor ont ainsi visité plus de 11 millions de foyers ruraux, convertissant les populations au port du masque et aux gestes barrières. Mais aussi en identifiant puis en isolant très en amont les clusters, comme en mars dernier dans des villages frontaliers de la Malaisie.
Chez nous, l’objectif a toujours été zéro contamination, quand, ailleurs dans le monde, on cherche à contrôler l’évolution de l’épidémie
Parangons de solidarité, les Aor Sor Mor ne sauraient à elles seules expliquer le combat mené et gagné par la Thaïlande contre le Covid-19. Mais elles en sont un pilier essentiel. Car, visitée en janvier par plus d’un million de Chinois dont 30 000 venus de Wuhan, puis premier pays, hors Chine, à déplorer un cas de contamination dès le 13 janvier, la Thaïlande avait tout, sur le papier, pour être frappée durement et durablement par la pandémie.
Et pourtant… La comparaison avec la France métropolitaine, dont elle est une sorte de jumeau asiatique – population de 69,5 millions d’habitants et superficie de 513 000 kilomètres carrés –, tourne très largement en faveur du patient siamois. Nombre de cas déclarés au 21 décembre : près de 2,5 millions pour la France, moins de 5 300 pour la Thaïlande… Nombre de morts : 60 900 dans l’Hexagone contre… 60 pour le royaume.
Cet automne, l’OMS a désigné deux bons élèves dans la lutte contre le Covid-19 : la Nouvelle-Zélande et la Thaïlande. Dans un autre palmarès (Global Covid-19 Recovery Index), qui classe les nations par leur capacité à contenir l’épidémie, la Thaïlande est à la première place. Et encore ! Ces chiffres prennent en compte le cluster, le premier jamais décelé dans le pays, le samedi 19 décembre : 800 cas, à Samut Sakhon, sur un marché aux fruits de mer, où un foyer a été détecté, essentiellement chez des travailleurs migrants venus, souvent illégalement, de Birmanie. Cet événement a déjà enclenché le « lockdown » jusqu’au 4 janvier de cette province située à 45 kilomètres de Bangkok, ainsi que l’annulation de toutes les célébrations (feux d’artifice du nouvel an, fêtes d’entreprise de fin d’année…) prévues dans la capitale (4 cas décelés dans une conurbation de 19 millions d’habitants !). Avec, d’ici à la fin de la semaine, une probable extension à tout le royaume de l’interdiction des événements publics, ainsi que de la fermeture des bars et restaurants. Et un discours très alarmiste d’un régime autoritaire, un brin paniqué, qui annonce de nouveaux confinements et quarantaines.
Les militaires au pouvoir depuis le coup d’Etat de 2014 ont pris des mesures radicales
Surréaction ? Pas le moins du monde. « Chez nous, l’objectif a toujours été zéro contamination, quand, ailleurs dans le monde, on cherche à contrôler l’évolution de l’épidémie », commente Kongsak Soontrapa, médecin généraliste au BNH Hospital de Bangkok, havre d’ultra-propreté et de luxe, avec les colonnes doriques XXL de son hall d’accueil et son air climatisé parfumé. « Ça a été possible grâce aux recherches que le pays avait déjà entreprises sur les coronavirus. Ils ont rapidement développé des capacités de diagnostic en laboratoire, un élément essentiel pour détecter les cas de manière précoce, les isoler et retracer les personnes avec lesquelles ils ont été en contact », confie le docteur Richard Brown, représentant pour l’OMS en Thaïlande.
Très tôt, la Thaïlande, qui avait déjà dû combattre le Sras en 2002, le H1N1 en 2009 et le Mers en 2015, a utilisé des protocoles de santé « anti-pandémie » rodés pour soigner les malades. Puis les militaires au pouvoir depuis le coup d’Etat de 2014 ont pris des mesures radicales. Dès janvier 2020, dans les aéroports, les prises de température ont été systématisées et le port du masque rendu obligatoire partout, sous peine de forte amende. Dans chaque centre commercial, restaurant et marché, impossible d’échapper au contrôle de la température à la caméra thermique.
« Chez nous, l’approbation du groupe est plus importante que la liberté individuelle », explique Cherry, 22 ans
Le pays a aussi imposé à tous l’utilisation d’une application installée d’office sur chaque téléphone par les opérateurs. Thai Chana traque tous vos déplacements et permet de retrouver puis d’isoler les cas contacts. Au cœur de l’épidémie, de mars à mai, quand le pays enregistrait avec effroi 50 contaminations par jour, un état d’urgence très strict a été instauré : couvre-feu de 22 heures à 5 heures du matin, avec prison immédiate et amende de 50 000 baths, soit 1 200 euros (quatre mois de salaire moyen), pour les contrevenants. Et interdiction, pendant un mois, de vendre de l’alcool, synonyme, pour les militaires au pouvoir, de rassemblement, chienlit et… contamination.
« Chez nous, l’approbation du groupe est plus importante que la liberté individuelle », explique Cherry, 22 ans. Cette étudiante au visage de madone, les yeux en amande dissimulés sous d’énormes lunettes d’écaille, manifestait fin novembre au pied du monument de la victoire contre le Premier ministre, le général Prayut Chan-o-cha, et le roi Vajiralongkorn pour plus de démocratie. « Je sais que c’est paradoxal mais, face à ce fléau, il fallait renoncer à des libertés pas si importantes, comme le traçage de nos déplacements. Les gestes barrières, ça n’a pas été bien difficile : nous nous saluons par le wai [mains jointes], et le contact physique ne fait pas partie de notre culture », confie Cherry avant de rejoindre ses amis protestataires, tous masqués, pour cette manif « new normal ».
Dans la majorité des hôtels, le règlement est quasi militaire et il est interdit aux couples non mariés de cohabiter
Côté échanges internationaux, le pays s’est transformé en forteresse : étrangers, vous n’êtes plus les bienvenus ! Dès la mi-mars, les vols commerciaux ont été suspendus. Depuis neuf mois, les frontières terrestres sont fermées. Seuls sont autorisés à rentrer, par vols spéciaux, les Thaïlandais et les expatriés titulaires d’un permis de travail, comme Fabien Keller, 28 ans, startupeur installé à Bangkok. « Si j’avais su combien les conditions de retour étaient difficiles, je ne serais pas allé en France », confie-t-il. Il a fallu trouver un vol à un prix exorbitant, obtenir un certificat « fit-to-fly » de l’ambassade de Thaïlande à Paris.
Arrivé à Bangkok, muni d’un épais dossier et de son test PCR négatif, Fabien a dû effectuer une quarantaine payante (1 200 euros) de seize jours dans un hôtel prison. « Nous n’avions droit qu’à une heure de promenade quotidienne, autour d’une piscine, avec interdiction de se baigner », poursuit le Français. Dans la majorité des hôtels, le règlement est quasi militaire (porte fermée à clé les premiers jours, amende si interactions ne respectant pas les distances de sécurité) et il est interdit aux couples non mariés de cohabiter. Toute personne qui contrevient aux règles de quarantaine (sortie buissonnière ou visite d’une personne extérieure) est passible de deux ans de prison ferme et de 1 100 euros d’amende.
Selon un sondage récent, 70 % de la population avoue avoir vu ses revenus baisser de manière significative
Cette victoire sans appel sur le virus a un coût. Très lourd. En 2020, le PIB du pays va se contracter de 8,1 %. Le tourisme, poumon économique (20 % du PIB), est à l’agonie : baisse de 80 % du chiffre d’affaires et au moins la moitié des hôtels fermés. Phuket ou Koh Samui sont devenus des îles fantômes. A Bangkok, le secteur de l’hospitalité agonise. « C’est simple : on ne se demande plus si on va crever mais quand on va crever », vitupère Serge Martiniani, patron du Bouchon, institution de la gastronomie lyonnaise depuis vingt-cinq ans dans le célèbre quartier de Patpong. « Tous mes vieux copains, professionnels du tourisme francophones [environ 800 00 visiteurs Français par an en temps normal], sont sous tente à oxygène. Beaucoup de nos compatriotes, qui vivaient depuis dix ou vingt ans à Bangkok, ont dû repartir en France, poursuit cette figure de la communauté française. La vie continue mais les gens ont toujours peur de sortir et ont surtout moins d’argent. »
Selon un sondage récent, 70 % de la population avoue avoir vu ses revenus baisser de manière significative. Vaccin ou pas, le pays devrait continuer de se fermer du monde jusqu’à l’automne 2021. Au mieux.
Avec le début de la saison froide, la Thaïlande est confrontée, pour la première fois depuis neuf mois, à un risque important de propagation du virus. Sa stratégie tiendra-t-elle face à cette offensive ?
Par Loïc Grasset – Parix Match – 27 Décembre 2020
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