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L’Indochine de Marguerite Duras : une géographie intime

À l’occasion de la sortie du film De Rithy Panh en 2008, on découvrit soudain que Maguerite Duras connaissait le Cambodge, y avait vécu et que la plaine de Prey Nop, dans la région de Kampot, avait été une source majeure d’inspiration pour son chef d’œuvre « Un barrage contre le Pacifique » publié en 1950.

En sus des biographies de Jean Vallier et de Laure Adler qui mentionnent la présence de Marguerite Duras au Cambodge, Luc Mogenet a écrit le premier ouvrage entièrement consacré à la vie cambodgienne de l’auteure : « Marguerite Duras au Cambodge ».

Ce texte, sur la foi de documents d’archives, est pointilleux à l’extrême dans l’examen des rapports entre le roman et la réalité de la vie de la famille Donnadieu au Cambodge. Aux lettres que la mère écrit aux agents du cadastre de Kampot sont comparées les lettres que Marie Donnadieu leur avait fait réellement parvenir ; une chronologie très précise permet de retracer ce que fut l’histoire de la concession que Madame Donnadieu avait acquise à Prey Nop.

Le verdict est sans appel : « On remarquera que si quelques détails diffèrent du roman, la trame de celui-ci est bien donnée par l’histoire réelle [le dossier des archives nationales du Cambodge]. Les lenteurs de l’administration, les inondations périodiques, l’argent investi par Marie Donnadieu qui la mène au bord de la ruine, sont bien réels. La saga commence au plus tard en 1926 (Marguerite a alors 12 ans), avec le rachat à un Vietnamien d’une concession provisoire de 199 hectares, elle se termine onze ans plus tard, en 1937, avec l’octroi définitif de la concession. C’est donc bien durant toute l’adolescence indochinoise de Marguerite Duras que se développe ce cauchemar… Aucun trace, évidemment, de la corruption dénoncée par Marguerite Duras, il s’agit d’un dossier officiel ».

Les lieux de Marguerite Duras

Il y a tout d’abord une géographie bien réelle qui sera celle qu’établissent les biographes de l’auteur. Ainsi, l’ouvrage de Luc Mogenet nous détaille le trajet emprunté par la famille Donnadieu pour se rendre de Sadec à la concession achetée par Marie Donnadieu ; c’est grâce à ces précisions que nous comprenons que la famille Donnadieu ne se rendait qu’épisodiquement à Prey Nop sans y résider, contrairement à ce que suggère « Un barrage contre le pacifique » ou une interview ultérieure de l’auteure : « Veuve très jeune [Marie Donnadieu], seule avec nous dans la brousse pendant des mois, des années… ». Dans cet ordre d’idée on pourrait discuter à l’infini de la relation entre la vie de la famille Donnadieu et le roman.

Pour l’auteure, retraduire la vie de sa famille a été un énorme travail

que j’ai eu à faire pour faire rentrer ma mère, mon frère, moi-même, l’Indochine, toutes les souffrances des paysans de la chaîne de l’Éléphant, les enfants morts du choléra, etc…, dans un livre .

Tout est dit. Traduire en un livre personnages, lieux et situations aussi antithétiques que la plaine et la ville, la mère et ses enfants,  présuppose d’abord une prise de distance considérable de l’auteure vis-à-vis de ses personnages, un peu comme on imagine un cinéaste donnant des instructions à des acteurs. Ensuite, pour que des thèmes aussi disparates s’amalgament en histoire, s’impose la construction d’une relation qui conjoigne personnages et lieux. 

Or, Marguerite Duras innove dans la construction de l’espace et de son rapport aux personnages. Les espaces successifs du roman sont, comme nous allons le voir, autant d’acteurs dans les relations intimes qui les unissent aux personnages du récit.

Kampot

Comme une bonne partie de l’action de « Un barrage contre le pacifique » se déroule dans la région de Kampot, Luc Mogenet donne une description détaillée de la ville et de son histoire à l’époque du protectorat français (1853 – 1953).  

À l’époque où Marie Donnadieu acquiert sa concession (1926), Kampot est un centre urbain important : depuis 1910, la première route coloniale relie Phnom Penh à Kampot, en 1918 est inaugurée la route de Kampot à Ream, le port de Ream est ouvert en 1925. La culture du poivre contribue au développement de la région qui devient un lieu de villégiature important avec Kep (1917) et le Bokor (1925) et « entre 1911 et 1921 la population européenne de la circonscription passe de 62 à 132 personnes, la circonscription arrivant en deuxième position derrière Phnom Penh ».

Et pourtant… Nulle mention positive dans « Un barrage contre le pacifique ». Kampot, dénommé Kam, ne fait l’objet d’aucune description. Le nom de Kam n’est mentionné que comme métaphore du cadastre ou de ses employés, objets de l’exécration des paysans de la plaine de Ream et, évidemment, de la famille de la mère.

Kam est une sorte de hors-champ cinématographique dont la seule fonction est de renvoyer sans équivoque au cadastre.

La plaine

« Prey Nop, c’était le bout du monde. De Saigon le voyage durait deux jours. De Sadec une nuit et une journée…Une équipée, ce voyage, dans une vieille guimbarde surchargée, sur des routes défoncées. La famille…traversait des plaines immenses, des rizières entrecoupées de cocotiers et d’aréquiers pour arriver enfin dans cette espèce de pays où il n’y avait plus de village, plus d’habitation, un pays d’eau, de marais ».

Le ton est donné dans une description d’un réalisme saisissant qui parlera aux connaisseurs de la région : un espace organisé « rizières entrecoupées de cocotiers et d’aréquiers… » en opposition à une étendue vague « espèce de pays où il n’y avait plus de village, plus d’habitation, un pays d’eau, de marais ». Une césure topologique, un hiatus qui nous campe, une bonne fois pour toutes, l’espace de la mère.

Car c’est bien à cette étendue que la mère entend obstinément donner forme : « Dès la première année elle mit en culture la moitié de la concession…Mais la marée de juillet monta à l’assaut de la plaine et noya la récolte. Croyant qu’elle n’avait été victime que d’une marée particulièrement forte. Et malgré les gens de la plaine qui tentaient de l’en dissuader, l’année d’après la mère recommença. La mer monta encore. Alors elle dut se rendre à la réalité : sa concession était incultivable… ».

Une étendue sans saillance géographique notable qui sans posséder une existence autonome, n’a de réalité qu’avec les personnages qui la peuplent et sur un mode hyperactif, l’obstination de la mère… et sur un mode totalement subi et passif, l’attente de Suzanne « personne ne semblait remarquer qu’il y eut là un bungalow et là, plus près encore, une fille qui attendait », ou l’ennui de Joseph « Quand on n’a pas de femmes, pas de cinéma, quand on n’a rien du tout, on s’emmerde un peu moins avec un phono ».

La plaine est aussi une étendue marquée par l’iniquité, la corruption de l’administration du cadastre, et l’horreur, la misère des paysans et les enfants qui meurent.

La léthargie de la plaine est inopinément troublée par Monsieur Jo qui veut conquérir Suzanne en lui offrant des cadeaux : « Mr Jo éclatait de l’envie de voir son cas considéré. Il allait de l’un à l’autre, cherchant à être enfin admis comme le bienfaiteur de la famille. Mais en vain. Pour personne autour de lui il n’y avait de relation entre le phonographe et son donateur ». Un simple agent superbement ignoré par la mère et ses enfants ; la tentative de vendre le  diamant qu’il a offert à Suzanne sera le prétexte du départ de la famille pour la ville.

La ville

La ville, jamais nommée, s’offre en une description sans équivoque ; c’est bien de  Saigon qu’il s’agit :

C’était une grande ville de cent mille habitants qui s’étendait il de part et d’autre d’un large et beau fleuve.

D’emblée, l’organisation de la ville se pose en un contraste saisissant avec la plaine. À l’étendue indistincte de la plaine,  la ville s’offre en un espace fortement structuré en races, quartiers et classes sociales: « Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette ville ; la blanche et l’autre. Et dans la ville blanche il y avait encore des différences…Dans le haut quartier n’habitaient que les blancs qui avaient fait fortune…Le circuit des tramways évitait scrupuleusement le haut quartier. Ç’aurait été inutile d’ailleurs qu’il y eût des tramways dans ce quartier-là de la ville, où chacun roulait en auto…C’était dans la zone située entre le haut quartier et les faubourgs indigènes que les blancs qui n’avaient pas fait fortune, les coloniaux indignes, se trouvaient relégués… ».

La ville, c’est l’espace de Suzanne et Joseph. La mère, suite à l’échec de la vente du diamant, se coupe totalement de la ville et ne quittera plus le lit de sa chambre d’hôtel.

 La frénésie de la ville s’empare très vite de Joseph qui « disparut complètement ».

Quant à Suzanne, elle est prise en charge par Carmen qui « la coiffa, l’habilla, lui donna de l’argent. Elle lui conseilla de se promener dans la ville en lui recommandant toutefois de ne pas se laisser faire par le premier venu. Suzanne accepta de Carmen ses robes et son argent».

L’opposition entre la plaine-espace de la mère et la ville- espace de Suzanne et Joseph est brutalement manifestée par Carmen qui « connaissait bien la mère, l’histoire des barrages, l’histoire de  la concession, etc. Elle la faisait penser à un monstre dévastateur. Elle avait saccagé la paix de centaines de paysans de la plaine. Elle avait voulu même venir à bout du Pacifique. Il fallait que Joseph et Suzanne fassent attention à elle… Si ça gênait un peu Suzanne d’entendre dire cela de la mère, c’était vrai, finalement ».

C’est là un fascinant contraste entre le rêve de la mère, « … ses nouveaux projets. Ceux-ci consistaient à demander aux paysans qui vivaient misérablement sur les terres limitrophes de la concession de construire, en commun avec elle, des barrages contre la mer. Ils seraient profitables à tous » et, par la bouche de Carmen, le discours impitoyablement réaliste qui ramène le projet de la mère à de la déraison pure.

La plaine et la ville conjoignent chacune à leur tour géographie, personnages et discours que met en scène Marguerite Duras. Le concept de mise en scène n’est aucunement fortuit en ce que l’auteure conserve une équidistance par rapport à ses personnages. Il en ressort que ces derniers sont également crédibles dans la mesure où ils interagissent avec leur espace respectif : le discours de la mère tire sa légitimité de la plaine et devient totalement inopérant dans le monde de la ville ;  c’est exactement l’inverse qui se produit pour Suzanne et Joseph.  

La notion d’espace diégétique apparait au tout début des années 50 pour être appliqué à l’analyse cinématographique, puis à partir des années 70 à la littérature pour désigner l’univers spatio-temporel et sa relation au récit.

Or, la géographie intime de l’Indochine propre à « Un barrage contre le Pacifique » fonde en pratique un espace diégétique d’une cohérence absolument magistrale. Il y a bien la plaine au Cambodge et Saigon en Cochinchine, espaces qui  sont, eux, bien réels et dont le roman s’est inspiré. Mais ces réalités, source d’inspiration, n’hypothèquent en rien l’originalité et la puissance narrative de « Un barrage contre le Pacifique ».

« Un barrage contre le pacifique », un roman réaliste ?  Évidemment pas en ce qu’il viserait à restituer une réalité observable, mais bien au sens où l’écriture de Marguerite Duras travaille le puzzle des factualités éparses de l’Indochine française pour nous en livrer une réalité effective.

Le livre de Luc Mogenet est disponible en cliquant ici

Par Jean Michel Filippi – Lepetitjournal.com – 19 mars 221

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