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Birmanie : face à la répression de l’armée, quel espoir pour les manifestants ?

Jour sanglant pour le peuple birman. Alors que les généraux au pouvoir depuis le coup d’Etat du 1er février, célébraient samedi le 76e « jour des forces armées » avec un défilé et un dîner, le pays a connu sa journée de répression la plus sanglante depuis le début des manifestations pro démocratie. 

Au moins 107 personnes dont sept enfants, selon une estimation des Nations unies, ont été tués. L’agence de presse locale Myanmar Now dénombre pour sa part 114 morts. « Il y en a sans doute plus, ceux-là sont ceux qui ont pu être documentés », estime auprès de L’Express Salai Ming, chercheur français basé à Rangoun, qui témoigne sous pseudonyme pour des raisons de sécurité. Depuis le coup d’Etat, le nombre de morts dans la population birmane est passé à au moins 423 selon l’AAPP, une ONG birmane.  

Cette journée a marqué un tournant, et la communauté internationale a dénoncé un jour « de terreur et de déshonneur ». « Les actions honteuses, lâches et brutales de l’armée et de la police – qui ont été filmées en train de tirer sur des manifestants alors qu’ils fuyaient et qui n’ont même pas épargné les jeunes enfants – doivent être immédiatement stoppées », ont affirmé deux hautes responsables de l’ONU, Michelle Bachelet et Alice Wairimu Nderitu, dans une déclaration commune dès samedi. 

Guérilla urbaine et grève générale

« Aujourd’hui (dimanche) les tirs de l’armée sur les manifestants continuent », témoigne Salai Ming depuis Rangoun. Les Birmans sont de nouveau dans les rues de la capitale économique et d’autres villes ce dimanche pour réclamer le retour de la démocratie. Mais le mouvement a changé depuis les grands rassemblements pacifiques de début février. « À Rangoun, les manifestations sont très réduites, car les gens ont peur, explique Salai Ming. Ce sont plutôt des groupes de 20, 30 personnes qui se rassemblent dans un quartier ou dans une rue. » Les cortèges continuent de défiler dans des villes moyennes « comme Mandalay ou Hsipaw ». « Mais dans les villes principales, on est plus dans du combat de rue, presque des opérations de guérilla, avec lance-pierres et cocktails molotov. » 

Pour le chercheur, « l’entrée en violence côté manifestants s’est produite il y a deux semaines », lors d’une journée de répression meurtrière le 14 mars. « Cela a été un massacre, on n’a pas de chiffres réels chez les militaires mais il y a eu au moins 70 morts chez les manifestants. Depuis, à Rangoun, il n’y a plus de manifestations. Des petits groupes de jeunes s’organisent sur les réseaux sociaux, regardent sur YouTube comment faire des cocktails molotov, achètent sur Facebook des armes de poing, des grenades… C’est très facile en raison de la forte présence de groupes armés en Birmanie. Pour l’instant on n’en a pas encore vu l’usage, mais la dynamique évolue. Même le gouvernement en exil appelle à l’autodéfense. » 

Pendant ce temps, la grève générale continue. Bureaux, usines, transports publics et banques sont pour la plupart à l’arrêt. La grève est « très suivie » par la population de tout âge, pas seulement les jeunes, précise Salai Ming. « De plus en plus de gens rejoignent la grève. Et il y a un exode urbain de travailleurs citadins qui rentrent dans leur village, par peur et pour des raisons économiques. Les investisseurs, les entrepreneurs : tout le monde se fait rapatrier. Même si les usines rouvraient demain, l’économie ne redémarrerait pas. » 

Rejet total de l’armée

Le pays est en plein chaos, rien ne fonctionne, les hôpitaux sont quasi fermés, les banques aussi, les trains et les avions ne circulent pas… », raconte à L’Express Sophie Boisseau du Rocher, docteure en sciences politiques et chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). « Le pays devient ingérable et les militaires se rendent compte que leur responsabilité est en cause. » 

Surtout, pour la première fois depuis l’indépendance, raconte Salai Ming, « les membres du mouvement réalisent qu’ils ne veulent plus vivre avec l’armée. Tout le monde rejette l’accord avec les militaires qui était défendu par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) », le parti d’Aung San Suu Kyi. « Ce qui a changé, c’est ce divorce entre la population et l’armée. Les générations plus âgées soutiennent le mouvement de révolte et son entrée en violence : tout le monde a conscience qu’il n’y a pas de possibilités de négociations avec les militaires. » 

Sophie Boisseau du Rocher explique cela par « une espèce de « rejet viscéral ». « Cela fait cinquante ans que l’armée considère les ressources de l’État comme les siennes, il y a aujourd’hui un épuisement des Birmans. Ils ne peuvent pas continuer à être privés de leur avenir au profit des intérêts sectaires d’un groupe qui détourne les ressources politiques et économiques à son seul avantage. »  

Soutien des pays voisins aux militaires

Et les militaires ne sont pas prêts à lâcher le pouvoir, comme le montrent ses démonstrations de force. Le « jour des forces armées », qui marquait le 76e anniversaire de la résistance birmane aux forces japonaises pendant la Seconde guerre mondiale, était d’ailleurs l’occasion de le rappeler. « Ils ont cherché à inviter le plus de responsables étrangers pour se donner une légitimité internationale », analyse Salai Ming. « Pour l’instant, aucun gouvernement ne reconnaît encore la junte. Mais hier, le vice-ministre de la défense russe était présent, et a souligné le ‘souhait de la Russie de renforcer les liens militaires’ entre les deux pays’. C’était le plus haut dignitaire, mais d’autres pays avaient aussi envoyé un représentant. C’est un très mauvais signe pour la révolte pro-démocratie. »  

Les pays d’Asie sont divisés dans leur réaction au coup d’État. « La Chine et la Russie soutiennent indirectement les putschistes depuis le début : ce sont les premiers pourvoyeurs d’armes, il y a des intérêts économiques en jeu colossaux. Le Cambodge et la Thaïlande, autocratiques, ont une proximité politique avec la Birmanie. L’Inde est prise entre deux feux : le gouvernement de Narendra Modi, qui a aussi des tendances autocratiques nettes, est l’autre grand voisin de la Birmanie. Elle est plutôt bien positionnée pour traiter avec la junte », résume Sophie Boisseau du Rocher. La chercheuse rappelle d’ailleurs que « d’autres pays de la région – l’Indonésie, la Malaisie, peut-être Singapour – font pression pour trouver une solution. 

Sanctions occidentales peu utiles

Quel rôle peuvent jouer les puissances occidentales ? « Les sanctions européennes ou américaines n’ont pas ou très peu d’effet. Il y a toujours le risque que le coût de ces sanctions soit porté par la population plutôt que par les généraux », rappelle Sophie Boisseau du Rocher. « L’administration Biden a bien compris que l’enjeu dans la région est une rivalité entre des systèmes autocratiques et démocratiques, et espère créer un front avec ces derniers. Les pays occidentaux doivent travailler à définir une réponse plus intelligente et adaptée à ces enjeux », poursuit-elle. 

La population birmane n’attend d’ailleurs plus grand-chose des sanctions américaines ou européennes, affirme Salai Ming. « Ce qui est attendu de la communauté internationale, c’est d’une part la reconnaissance du gouvernement en exil, qui n’arrive pas, d’autant que le CRPH, qui a été créé par 15 parlementaires, a une base très faible. D’autre part, les Birmans demandent le retrait des entreprises étrangères qui financent l’armée », comme l’on fait certaines entreprises japonaises. « Un mouvement a été lancé au sujet de Total, par exemple, qui est le premier financeur privé des généraux à l’heure actuelle ».  

Groupes armés ethniques

Une autre lueur d’espoir vient des frontières de la Birmanie, où des groupes ethniques de rebelles armés accueillent des réfugiés. « Le Karen national Union (KNU) a déclaré accueillir des membres du gouvernement en exil, et a conduit des attaques contre l’armée birmane : ils ont repris une base hier. La KNU existe depuis 70 ans, c’est l’une des plus longues rébellions d’Asie du Sud-Est, ils n’ont jamais accepté de rejoindre la Birmanie indépendante après la Seconde guerre mondiale. » Du côté de la frontière nord, entre l’Inde et la Chine, la Kachin Independance Army (KIA), autre groupe rebelle, est également très active.  

« Ce sont des groupes ethniques actifs, avec plusieurs décennies de combat et de résistance. Ils ont des administrations, des hôpitaux, des écoles, contrôlent de larges parts de territoire. » Historiquement, ces rebelles qui se battent pour l’indépendance de leur région et de leur ethnie luttent contre l’ethnie majoritaire, les Bamar. « Mais le CRPH a annoncé souhaiter la création d’une armée fédérale qui réunirait ces troupes et d’autres groupes armés sous un commandement intégré, explique Salai Ming. Cela n’est jamais arrivé, il n’y a jamais eu d’unité, ce qui aurait posé de réels problèmes à l’armée birmane. » 

La KNU et la KIA comptent moins de 10 000 membres armés chacune, contre 400 000 soldats pour l’armée birmane. Mais la création d’une armée fédérale est tout de même « le principal espoir » de la population birmane, assure Salai Ming. « Il n’est pas impossible que dans les semaines à venir, des combats se produisent entre l’armée et les groupes armés ethniques », estime Sophie Boisseau du Rocher. « C’est la première fois qu’il y a une unanimité à ce point-là contre les militaires dans le pays. Le risque de guerre civile est bien là. Mais précisément, aujourd’hui les opposants au coup d’État estiment qu’une situation de chaos est préférable à une situation où la junte capte l’ensemble du pouvoir. » 

Par Mathilde Loir – L’Express – 28 mars 2021

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