Au Cambodge, les faux sourires des victimes des Khmers rouges choquent
Un artiste a retouché les clichés de prisonniers de la célèbre prison khmère rouge S-21 : en les colorisant, il leur a ajouté un sourire. Une modification digitale dénoncée par de nombreux Cambodgiens pour qui la mémoire du génocide est toujours vive.
Un article publié vendredi 9 avril sur le site anglophone du magazine Vice a provoqué une onde de choc. Il s’agit d’une interview du coloriste irlandais Matt Loughrey accompagnée de sept photographies en couleur de détenus de la prison S-21 : les clichés, censés « humaniser » les victimes selon l’artiste, montrent de très jeunes hommes et femmes, certains avec une carnation étonnement pâle, des traits lissés, et surtout de bien étranges sourires.
Interrogé à ce sujet, Matt Loughrey les attribue « en grande partie à la nervosité ». Affirmant que les femmes sourient plus souvent que les hommes, il ajoute même que« celui qui prenait les photos et qui était présent dans la pièce a pu parler différemment » aux uns et aux autres.
Le centre de détention de Tuol Sleng – également appelé S-21 – a été, de 1975 à 1979, un haut lieu de torture pour les « ennemis politiques » du paranoïaque régime Khmer rouge. Dans ce qui est aujourd’hui un musée du génocide, des milliers de photos noir et blanc de détenus sont exposées, comme autant de traces du drame qui s’est joué derrière ses murs : 18 000 personnes y ont disparu, dont quelques milliers ont été photographiées avant d’être exécutées.
Tollé dans la communauté cambodgienne
Interloqué par ces sourires, Jean-Sien Kin, un infographiste ayant travaillé pour le musée, retrouve – avec l’aide d’amis de plusieurs continents – les clichés originaux sur le catalogue en ligne du musée, et les compare avec les photos retouchées. « J’en ai tremblé d’émotion, les prisonniers ne souriaient pas du tout », confie-t-il.
Il écrit alors à Matt Loughrey pour lui faire part de son malaise, rejoint par d’autres. L’artiste lui réplique sèchement que ce projet s’est fait à la demande de l’État et de plusieurs familles de victimes : 142 précisément, dont onze lui ont demandé d’ajouter un sourire.
L’indignation se propage sur les réseaux sociaux. Une pétition en ligne est lancée sur Change.org pour demander le retrait de l’article. Dès le lendemain, le ministère de la culture dément tout contact avec Matt Loughrey dans un communiqué. « Le projet affecte gravement la dignité des victimes, la réalité de l’histoire du Cambodge, et viole le droit du musée en tant que dépositaire de ces photos », déclare-t-il, en menaçant Vice et l’artiste de poursuites.
Sur les clichés, l’homme au matricule 399 est alors reconnu par sa nièce américaine, Lydia Chim, qui assure elle aussi n’avoir eu aucun contact avec l’artiste. « L’article dit qu’un dénommé « Bora » était un fermier mort électrocuté puis brûlé. Mais mon oncle s’appelait Khva Leang et était enseignant », précise-t-elle, en condamnant le cynisme et le manque de professionnalisme du coloriste.
Les limites de l’art
« Je mets au défi quiconque, se retrouvant dans l’antre du diable et sachant qu’il va subir les pires horreurs, d’aller vers la mort en souriant », assène Nolsina Yim, fondatrice du Centre canadien Khemara sur la mémoire du génocide. « En modifiant ces portraits, l’artiste s’approprie tout ce qui reste de ces hommes et de ces femmes, leur image, leur mémoire, celle de leurs familles, notre histoire. »
« My Colorful Past », le studio de « restauration » d’image de Matt Loughrey se donne pour mission de « Jeter un pont entre l’art et l’histoire » et son site Internet montre qu’il n’en est pas à sa première modification faciale. Mais lorsqu’il est question d’une mémoire collective, où placer le curseur entre l’objectivité historique et la liberté d’interprétation artistique ? Matt Loughrey n’a pas donné suite aux sollicitations de La Croix, ni d’aucun autre média.
Pour l’historienne de l’art franco-cambodgienne Soko Phay, « le travail de Matt Loughrey participe de l’esthétisation de l’horreur, car il entretient une confusion entre la fiction et la réalité, entraînant une perte de sens du réel ». Depuis, l’article a été retiré du site de Vice, et une nouvelle pétition circule pour demander explications et excuses.
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Un musée dédié aux crimes du régime Khmer Rouge
Le musée du génocide Tuol Sleng, situé à Phnom Penh, est consacré aux crimes du régime Khmer rouge commis entre 1975 et 1979.
Il se trouve dans l’ancienne prison, S-21, la plus connue de la dictature communiste. Elle était dirigée par Kang Kek Ieu, connu sous le surnom de « Douch ». Inculpé en 2007 pour crimes contre l’humanité, il a été condamné à la perpétuité en 2012. Il est décédé le 2 septembre 2020.
Les derniers comptages, utilisés désormais dans la recherche, avancent le nombre de 18 000 détenus. Les seuls survivants retrouvés sur place par les Vietnamiens en janvier 1979 étaient sept hommes et quatre enfants.
Par Eléonore Sok-Halkovich – La Croix – 13 avril 2021
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