Myanmar : Une entreprise publique thaïlandaise soutient financièrement la junte
La société pétrolière et gazière thaïlandaise PTT devrait rompre ses liens avec les entreprises militaires birmanes responsables d’abus
L’entreprise pétrolière et gazière PTT, détenue majoritairement par l’État thaïlandais, noue des partenariats avec des sociétés liées à l’armée afin d’étendre son domaine d’action au Myanmar, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cette croissance vient s’ajouter au demi-milliard de dollars que PTT verse déjà annuellement à des entreprises contrôlées par la junte via ses opérations déjà en place dans les gisements de gaz du Myanmar.
Une joint-venture fondée en 2019 par PTT verse au conglomérat militaire Myanmar Economic Corporation (MEC) près d’un million USD de loyers annuels pour la construction d’un terminal de carburants sur des terres saisies à des agriculteurs. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne et le Canada ont sanctionné MEC et l’autre conglomérat militaire, Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL), pour leur rôle dans la génération de vastes revenus qui aident à financer les abus commis par l’armée et à entériner son impunité.
PTT devrait rompre ses liens avec les entreprises militaires du Myanmar et suspendre tout nouveau investissement dans ce pays jusqu’à ce qu’un gouvernement démocratique soit mis en place. Les gouvernements étrangers devraient eux aussi adopter des mesures pour bloquer les paiements directs ou indirects à la junte du Conseil administratif de l’État (SAC) qui proviennent des projets pétroliers et gaziers déployés par PTT et d’autres entreprises.
« En accroissant ses relations d’affaires avec l’armée birmane alors que celle-ci se livre à une sanglante répression, l’entreprise publique PTT fait preuve de peu de considération pour la vie et la liberté du peuple du Myanmar », a déclaré Shayna Bauchner, chercheuse auprès de la division Asie à Human Rights Watch. « Les dirigeants de PTT devraient respecter les sanctions internationales et rompre avec la junte s’ils veulent éviter d’être complices de ses crimes. »
Depuis le coup d’État du 1er février 2021, qui a renversé le gouvernement dûment élu, l’armée birmane a réagi de plus en plus brutalement aux manifestations prodémocratie ayant lieu dans tout le pays. Les forces de sécurité de l’État ont tué plus de 820 personnes et on estime qu’elle ont placé en détention environ 4 300 activistes, journalistes, fonctionnaires et politiciens.
PTT mène des activités de prospection et d’extraction gazière au Myanmar depuis 1989, versant pour ce gaz des milliards de dollars aux entités publiques birmanes, sous forme de droits, taxes, redevances et revenus. Mais la production ayant décliné ces dernières années, la société a accentué ses investissements médians et en aval dans le pays, dans le but affiché de devenir le « premier fournisseur du Myanmar » de produits pétroliers. Human Rights Watch a écrit à PTT le 11 mai, avec des questions sur les opérations de l’entreprise au Myanmar, mais n’a pas reçu de réponse.
La société indienne Adani Ports and Special Economic Zone a récemment été retirée des Dow Jones Sustainability Indices (indices de durabilité) en raison des « risques accrus présentés par cette entreprise en ce qui concerne ses relations commerciales avec l’armée birmane ». Comme PTT, cette société avait acquis des terres auprès de MEC. Or PTT et quatre de ses filiales figurent dans la liste de ce même indice de durabilité. Human Rights Watch a contacté S&P Dow Jones Indices en leur demandant de se pencher sur le cas de PTT selon les mêmes critères que pour Adani.
Les plans de croissance de PTT sont exposés dans un protocole d’entente établi en mars 2017 avec la société proche de l’armée Kanbawza Group (KBZ) et récemment divulgué par le collectif pro-transparence DDoSecrets. L’entreprise a par la suite annoncé son intention d’investir plus de 200 millions USD dans son partenariat avec KBZ.
En 2019, PTT Oil and Retail (PTTOR), une filiale de PTT, et le groupe KBZ ont lancé une joint-venture pour acquérir un terminal portuaire de stockage pétrolier ainsi qu’une station de remplissage de gaz de pétrole liquéfié (GPL) dans la zone de Thilawa à Kyauktan, une localité de la région de Yangon, avec un investissement annoncé de 150 millions USD. Ce terminal sera le plus grand du pays, d’après PTT, puisqu’il devrait avoir une capacité d’un million de barils de pétrole et de 4 500 tonnes de GPL. Il devrait au départ être achevé au cours de l’année 2021.
KBZ, un des principaux conglomérats birmans, détenu par un « vieil ami » date des militaires, Aung Ko Win, contrôle la plus grande banque du pays ainsi que des dizaines de sociétés opérant dans des domaines divers, comme l’exploitation minière, la fabrication, les technologies et le commerce. KBZ entretient avec l’armée d’étroits liens personnels, financiers et commerciaux, qui profitent aux forces de sécurité et renforcent leur pouvoir. En 2019, la Mission internationale indépendante d’établissement des faits au Myanmar, appuyée par les Nations Unies, a constaté que KBZ avait fait une donation de 4,7 millions en faveur des opérations de 2017 des forces de sécurité contre l’ethnie Rohingya dans l’État de Rakhine. Elle concluait que les responsables de KBZ devraient faire l’objet des enquêtes et des poursuites qui s’imposent pour avoir « aidé, encouragé ou assisté d’une autre façon les crimes contre l’humanité que constituent les persécutions et les autres actes inhumains commis ».
Depuis plus de vingt ans, KBZ est également partenaire du conglomérat militaire MEHL pour des activités d’extraction minière de jade et de pierres précieuses. Jusqu’en 2012, l’UE a sanctionné la Kanbawza Bank, Aung Ko Win et les membres de sa famille pour leur implication avec la junte militaire précédente. Human Rights Watch a écrit à KBZ le 11 mai, mais n’a pas reçu de réponse.
Afin de développer le terminal de carburants, la joint-venture de PTTOR et KBZ, Brighter Energy, loue des terrains de MEC et du ministère de la Défense en vertu d’un contrat de construction-exploitation-transfert (CET), d’après des documents de la Commission des investissements du Myanmar qui ont fait l’objet de fuites. PTT a acheté à KBZ des parts de Brighter Energy à hauteur de 35 % en 2019.
Le contrat CET porte sur 682 hectares de terrains appartenant à MEC, situés près de son usine de démantèlement de navires à Thilawa. Il est valide pendant 50 ans suite à une période de construction de deux ans, avec l’option de le renouveler pour deux périodes supplémentaires de 10 ans. Les paiements de loyers à MEC comprennent 1 685 000 USD de primes d’usage des terrains ainsi que 808 800 USD de loyer annuel, pour un total de 42 millions USD sur toute la période du contrat. À la fin du contrat, toutes les structures et installations du terminal de carburants doivent être transférées à MEC sans frais. L’accord est signé par Thant Swe, le directeur général de MEC, qui a été récemment sanctionné par le Royaume-Uni, et par les directeurs de Brighter Energy.
Les autorités ont acquis ces terres de la circonscription de Thida Myaing à Kyauktan en les saisissant à des agriculteurs qui les exploitaient depuis des décennies, ont révélé les organisations non gouvernementales EarthRights International et Namati. En 2014, MEC a déposé plainte pour violation de propriété contre 33 agriculteurs en se fondant sur une tentative de confiscation illégale de 1996 par des responsables du gouvernement militaire. Les agriculteurs ont été reconnus coupables en 2018. La même année, MEC a rempli des formulaires cadastraux relatifs à cette zone en demandant de pouvoir utiliser 682 hectares pour « des bâtiments et des réservoirs de stockage ».
PTT et KBZ paieront également un montant important, sous forme de taxes, au Département des revenus internes contrôlé par la junte. Dans une annexe de ce contrat, les impôts commerciaux et sur le revenu pour les 20 premières années sont estimés à 1,36 milliard USD. Brighter Energy estime que le profit net du terminal sera de 65,7 millions la première année de fonctionnement et de 104 millions USD par an après 10 ans, auxquels s’ajoutent 63 millions USD par an provenant de ventes de pétrole et de gaz.
Le projet de terminal de carburants n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’expansion planifiée de PTT au Myanmar. En décembre 2020, PTT a signé un accord pour investir 2 milliards USD dans un nouveau projet de centrale électrique au gaz destinée à la consommation nationale avec le ministère de l’Électricité et de l’Énergie, actuellement dirigé par le ministre du SAC Aung Than Oo, qui avait été sanctionné par l’UE pour son rôle au sein de la junte militaire précédente. Un cadre de PTT, Phongsthorn Thavisin, a déclaré à des journalistes en mars que le projet n’était pas affecté par le coup d’État et qu’il irait de l’avant, ajoutant que l’entreprise était politiquement neutre. PTT a lancé un appel d’offres en mai pour un appareil de forage sur le site du projet.
PTT verse déjà au Myanmar plus de 500 millions USD par an à travers ses projets avec la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE) dans trois des quatre principaux gisements de gaz du pays. La société a rapporté avoir payé 125 millions USD d’impôts en 2019 au ministère de la Planification, des Finances et de l’Industrie, à présent dirigé par le ministre du SAC Win Shein, qui avait déjà été sanctionné par l’UE pour son rôle de sous-ministre lorsque la junte précédente était au pouvoir.
Les normes relatives aux droits humains de PTT énoncent que l’entreprise est guidée par les traités internationaux relatifs aux droits humains et par les autres normes acceptées internationalement sur les droits humains qui sont applicables aux sociétés, notamment les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.
Depuis le coup d’État, le Conseil administratif de l’État a pris le contrôle de tous les ministères du gouvernement et des entreprises publiques – ainsi que de leurs comptes bancaires –, dont celles qui sont impliqués dans les projets de PTT. La junte a également remanié la Commission des investissements du Myanmar, responsable d’avoir facilité tous les investissements étrangers, en installant à sa présidence le Lt. Gén. Moe Myint Tun, également membre de la junte. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’UE et le Canada ont sanctionné Moe Myint Tun pour avoir commis de graves violations des droits humains, à la fois en tant que membre du SAC et à travers son rôle passé de chef d’état-major supervisant les opérations de l’armée contre les Rohingyas en 2017. De même que les autres chefs militaires, Moe Myint Tun fait partie à la fois de la direction de MEC et MEHL.
Les gouvernements étrangers devraient bloquer les versements au profit de la junte et des entreprises d’État provenant de projets pétroliers et gaziers financés par l’étranger, tels que ceux opérés par PTT, Total et Chevron, a déclaré Human Rights Watch. Ces mesures peuvent être conçues pour cibler l’accès de la junte aux comptes étrangers tout en permettant de continuer à produire du gaz et de l’électricité.
Les autorités financières thaïlandaises devraient coopérer avec les gouvernements qui ont infligé des sanctions et ordonner aux banques thaïlandaises opérant des transactions en devises étrangères de se conformer aux mesures et sanctions économiques des autres pays.
Les gouvernements qui ont sanctionné MEC et MEHL devraient encourager la Thaïlande, le Japon, Singapour et les autres pays investissant de façon significative au Myanmar à adopter des mesures similaires.
« Les investissements de PTT au Myanmar rapportent des centaines de millions de dollars à l’armée », a conclu Shayna Bauchner. « Les gouvernements concernés devraient se concentrer sur ces sources de financement en tant que cibles de choix des sanctions, afin que le leader du coup d’État Min Aung Hlaing, la junte et les autres généraux aient beaucoup plus de mal à tirer profit de leurs atrocités. »
Human Rights Watch – 25 mai 2021
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