Lauréat du Visa d’Or News: «J’espère que le monde continuera à s’intéresser à ce qui se passe en Birmanie»
Le festival de photojournalisme international Visa pour l’image a décerné cette année le Prix du Visa d’Or News à un photographe birman demeuré anonyme pour des raisons de sécurité, contribuant notamment au The New York Times. Ce prix récompense son travail sur la révolution du printemps en Birmanie.
La Birmanie est bouleversée depuis le coup d’État perpétré par l’armée le 1er février 2021. Depuis, des manifestations et une répression meurtrière secouent le pays. Si l’armée a dans un premier temps fait preuve de retenue face aux manifestants pacifiques, elle a fini par violemment réprimer la contestation menée par le mouvement de désobéissance civile, pour écraser les partisans pro-démocratie. Entretien avec le photographe lauréat du Visa d’or News 2021.
RFI : Que s’est-il passé le jour du coup d’État pour vous ?
Photographe anonyme : Quelques jours avant le 1er février, nous entendions des rumeurs sur le fait que l’armée pourrait prendre le pouvoir, que cela pourrait arriver, mais nous nous disions que c’était impossible, que ce serait de la folie. Mais ce matin-là, mon collègue m’a appelé, vers six heures du matin, pour me dire qu’il y avait eu un coup d’État. Je ne voulais pas y croire. Malgré le choc que j’ai ressenti, je savais que c’était vrai. La première chose que j’ai faite fut de supprimer tous les posts « sensibles » de mes divers comptes sur les réseaux sociaux, car j’ai tout de suite pensé à la sécurité de ma famille.
Très rapidement, ils se sont mis à arrêter les gens. Puis il a fallu penser à retirer de l’argent, nous savions que les banques allaient finir à court de liquide, comme c’est souvent le cas dans ce genre de situation. Donc après avoir rangé notre maison, caché les disques durs, ma femme et moi sommes allés faire des provisions, chercher de l’argent, les produits de première nécessité et nous avons passé une demi-journée à faire cela, car il y avait de longues files d’attente partout. Tout le monde paniquait dans les rues.
À ce stade, je ne savais pas si je pouvais continuer à faire mon travail, si je pouvais prendre des photos ou pas, mais j’ai vu une scène que je n’oublierai jamais : un groupe de personnes pro-militaires est sorti d’un immeuble, ils étaient des centaines, en train de danser, de rire, en faisant résonner des chants nationalistes, c’était vraiment étrange. À ce moment-là, j’ai commencé à prendre des photos depuis ma voiture, puis je me suis dit qu’il fallait absolument que je continue. C’était le premier jour, j’ai continué pendant les trois mois qui ont suivi à prendre des photos tous les jours.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé en couvrant ces manifestations ?
Il y a eu plusieurs moments forts, surtout dans la confusion des premiers jours, mais je dirais qu’une des premières choses qui m’a frappé, c’est le soir venu, autour de 20h, quand tout le monde s’est mis à faire du bruit avec des objets en métal. Ma femme participait aussi et ça m’a vraiment donné des frissons. Puis dans les rues, alors qu’avant le coup d’État il y avait beaucoup de portraits d’Aung San Suu Kyi, qui dataient encore de l’élection de novembre 2020, petit à petit, on en voyait de moins en moins, ils ont commencé à disparaître. Dès le deuxième jour, j’ai vu des gens plier et ranger le drapeau national, c’était une sensation bizarre.
Puis les manifestations ont commencé. Lors de l’une d’entre elles, un militant célèbre est venu, avec les travailleurs, ils ont commencé à protester puis il y a eu un blocus de la police, on ne savait pas vraiment s’il allait y avoir une forme de répression ou pas. Nous connaissons tous la suite.
Que pensez-vous du suivi de la couverture médiatique internationale de ce qu’il se passe en Birmanie ?
Au début, le monde entier a beaucoup couvert les événements, ensuite aussi lorsque la répression s’est abattue et que des gens mourraient. Mais vers fin avril, il n’y avait presque plus rien dans les rues, car la répression était devenue trop intense : je ne me souviens même pas du nombre de morts que j’ai photographiés, mais je dirais au moins des dizaines, sans compter les blessés, les funérailles. C’est ensuite devenu trop violent et tout le monde se faisait arrêter, se faisait battre par les autorités, on intimidait les journalistes, en les frappant ou en les arrêtant.
La couverture médiatique internationale a diminué, mais c’est aussi parce qu’il est devenu extrêmement compliqué de travailler, de couvrir ce qu’il se passe, même pour nous journalistes qui sommes sur place. Depuis quelques mois, il est impossible pour moi de sortir avec mon appareil photo, même pour faire des photos de temples célèbres ou des marchés de rues. À un moment donné, je voulais faire un sujet sur la vie quotidienne dans mon quartier et même ça, ça a été impossible.
Le manque d’attention de la communauté internationale, ce n’est pas bon signe, mais les gens continuent à se battre, ils font des « flashmobs » pour montrer que la lutte persiste. Ils préviennent les journalistes, ils se donnent rendez-vous de manière secrète et font une mini manifestation au milieu de la ville, pendant trois minutes, même moins parfois, puis ils partent en courant dès que les médias ont pris leurs photos. Mais même ça, c’est très difficile à faire à cause de la répression.
Une grande partie du mouvement se cache à présent, tout est fait de façon clandestine maintenant. Beaucoup de militants se sont cachés, ou sont allés dans la jungle rejoindre des groupes ethniques afin de recevoir un entraînement militaire pour pouvoir se battre contre le pouvoir en place. Les militants pensent qu’il est temps de prendre les armes, mais il faut garder en tête que l’armée birmane est très puissante. En ce moment à Rangoun, on entend des petites explosions de temps en temps, auparavant, cela n’avait jamais lieu, c’est la première fois qu’il y a des explosions de ce genre dans la ville.
Les militaires organisent des raids dans les quartiers, la nuit, pour trouver les gens qu’ils recherchent, et ils arrêtent quiconque leur paraît suspect : parfois ils emmènent quelqu’un et la famille n’a de nouvelles que plus tard, souvent pour le retrouver sans vie.
Aujourd’hui, ce qui met tout le monde mal à l’aise, ce sont les contrôles aux barrages routiers. Dès qu’il y a une explosion, ils bloquent tout le quartier et ils inspectent les portables de tout le monde, ils vérifient si un indice pourrait connecter les gens au mouvement clandestin, même s’il s’agit de vos posts sur les réseaux sociaux pro-manifestations, ou bien soutenant le gouvernement en exil, donc tout le monde a vraiment peur. En plus de tout cela, nous sommes aussi frappés par le Covid, sans hôpitaux, sans prise en charge des soins, donc c’est un cauchemar supplémentaire.
Quelle est votre plus grande crainte pour votre pays aujourd’hui ?
L’armée ne va pas renoncer au pouvoir, mais en même temps, la jeunesse aujourd’hui n’est pas la même que lors des précédents soulèvements. Les jeunes ont connu plus de dix ans de démocratie et de liberté, nous avons internet depuis tout ce temps. Tout le monde est connecté. Avant, il était facile de garder les gens dans le noir, mais aujourd’hui, il est impossible de totalement couper internet, la jeune génération est très active et elle est soutenue par les plus vieilles générations.
Je ne pense pas que les gens acceptent ce qui est en train de se passer donc ma crainte, c’est que l’on se retrouve dans une impasse, car personne, que ce soit l’armée ou le peuple birman, ne va baisser les bras, céder ou abandonner la lutte. Je crains donc que notre pays n’en soit que plus abimé. Il va y avoir davantage de sacrifices et de souffrance.
Mais d’une certaine manière, une chose positive ressort de tout ça : les gens réalisent les manipulations qui ont eu lieu il y a des années de cela ; certains sujets sont au cœur des débats, comme, par exemple, le sort des Rohingyas. Enfin, les gens semblent beaucoup plus unis à présent.
Vos photos sont exposées à Perpignan cette année, montrant ainsi qu’il se passe toujours des choses dans votre pays : à quel point est-ce nécessaire de remettre la Birmanie au cœur des discussions ?
Je suis très heureux que mes photos soient exposées lors de ce festival, et on m’a dit que les gens qui visitent l’exposition lisent les légendes, prennent le temps de lire et de comprendre la situation. Visa pour l’image, c’est très connu dans notre industrie, d’ailleurs des médias en Birmanie en ont parlé, et dans les commentaires que les gens laissent, on sent qu’ils sont heureux que le monde puisse être témoin de ce qu’il se passe dans notre pays.
Les Birmans espéraient désespérément que la communauté internationale fasse quelque chose. Je me souviens de certaines pancartes durant les manifestations réclamant la venue des Nations Unies, ou l’intervention des États-Unis. Mais malheureusement, beaucoup ont réalisé que personne n’allait venir de sitôt. Quelque part, ça a du bon : cela fait prendre conscience que nous devons prendre les choses en main nous-mêmes. Nous devons nous battre pour ce en quoi nous croyons et c’est une bonne chose. Certaines personnes continuent de crier, en quelque sorte, pour que le monde extérieur ne nous oublie pas et garde en tête que la lutte continue en Birmanie. Bien sûr qu’il serait préférable de voir que les médias couvrent la situation tout le temps. En tant que journaliste, je sais parfaitement que si l’histoire devient trop répétitive, on la couvre moins, mais il y a toujours la possibilité de traiter des sujets de fond, c’est possible.
J’espère que le monde entier continuera à s’intéresser à ce qu’il se passe en Birmanie, car des atrocités s’y déroulent, des gens meurent, toujours. L’avenir de notre pays est sombre et incertain. Il faut y prêter attention maintenant avant qu’il ne soit trop tard.
Par Clea Broadhurst – Radio France Internationale – 9 septembre 2021
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