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Birmanie : pourquoi la junte place à l’isolement Aung San Suu Kyi dans une prison de la capitale ?

L’ex-dirigeante birmane, Aung San Suu Kyi, vient d’être transféré dans une prison de la capitale Naypyidaw ce jeudi 23 juin. Symbole de la résistance birmane, elle était assignée à résidence depuis le coup d’état militaire de février 2020. Où en est la situation politique du pays ? 

Entretien avec Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). 

TV5MONDE : L’annonce du transfert de Aung San Suu Kyi en prison sonne comme un nouveau coup dur pour les opposants politiques birmans. Comment expliquer ce durcissement politique de la junte ?

Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI) : La junte est habile dans sa manière de fonctionner. Elle relâche les petits opposants, ceux qui ont manifesté dans les rues, afin de tenter de démontrer ses bonnes intentions envers la population. C’est ce qu’elle a fait notamment en février dernier, quand elle a gracié près de 800 personnes.

Mais par ailleurs, elle n’hésite pas à mettre ou maintenir en prison, voire à éliminer, les opposants les plus déterminés, ceux qui sont prêts à menacer ses positions. À titre d’exemple, les autorités birmanes ont annoncé vendredi 3 juin la pendaison prochaine de plusieurs d’entre eux.

Aung San Suu Kyi doit disparaître de la scène nationale sans devenir un martyr. Elle ne peut pas être condamnée à mort. Sophie Boisseau du Rocher – chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Quant à l’opposante politique iconique, Aung San Suu Kyi, elle doit disparaître de la scène nationale sans devenir un martyr pour autant. Dans cette logique, elle ne peut pas être condamnée à mort. Cela provoquerait l’indignation complète – et un chaos prévisible, dans le pays et des réactions certainement vives à l’extérieur. À moins d’un renversement de situation, la junte va la condamner à la perpétuité par accumulation de procès à charge.

TV5MONDE : Pour le reste de la population, comment la situation économique évolue ?

Sophie Boisseau du Rocher : Mes informateurs me disent que la vie est excessivement difficile. Le pays est passé par une grave crise sanitaire avec le Covid-19. On en a assez peu parlé à cause des événements politiques. La convergence de ces deux paramètres ont considérablement impacté l’économie, le niveau de pauvreté, le chômage et surtout le dynamisme d’une population qui a cru possible un avenir meilleur. Aujourd’hui, toute option est bouchée. 

En 2021, déjà, le pays  s’enfonçait dans une grave crise économique avec une récession de -18%. De nombreux investisseurs, même les plus traditionnels comme les entreprises japonaises, ont quitté le Myanmar. L’inflation est galopante autour des prix des matières premières et les denrées de première nécessité. Plus de 25% de la population vit sous le seuil de pauvreté. 

Le peuple et la société civile prennent les armes. C’est un facteur nouveau auquel la junte ne s’attendait absolument pas. Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). 

Donc la Tatmadaw, l’armée birmane, fait face à une situation de mécontentement inédite. Face à cette colère, le peuple et la société civile n’ont pas hésité à organiser l’opposition, puis à prendre les armes. C’est un facteur nouveau auquel la junte ne s’attendait pas. Depuis, une guerre civile, plus ou moins larvée, plus ou moins suivie selon les régions et les ethnies, est en place.
 
TV5MONDE : Comment s’organise cette résistance face au pouvoir birman ?  

Sophie Boisseau du Rocher : Un Gouvernement d’unité nationale (NUG) s’est formé en mai 2021. Il est composé des parlementaires déchus de leur mandat après le coup d’État. Sur le terrain, les Forces de défenses du peuple (PDF) mènent des actes de guérilla et d’attentats contre la Tatmadaw. Les opposants prennent les armes et pilotent des opérations surprises dans différentes régions, chez les Chins (sud-ouest) ou chez les Karens (au sud-est) notamment, ce qui ralentit les avancées de la Tatmadaw.

La résistance fait aussi mieux connaître son action auprès de certains officiers de la Tatmadaw et de certains soldats. Elle espère que le mouvement de désertion démarré au début de l’année 2021 se poursuive. Près de 2 500 soldats ont quitté les rangs de la Tatmadaw).

TV5MONDE : Où les résistants trouvent-ils leurs armes ?  

Sophie Boisseau du Rocher : Ils les trouvent auprès de partenaires extérieurs mais également sur le marché secondaire.

Il y a une grande diaspora birmane à travers le monde. Elle envoie de l’argent et organise le transfert de ces armes pour se battre.
Sophie Boisseau du Rocher – chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Il y a une grande diaspora birmane à travers le monde, estimée à plusieurs millions de personnes. Elle envoie de l’argent et organise le transfert de ces armes pour se battre. Des circuits bien huilés permettent à la résistance de les recevoir. Mais le combat est par nature inégal puisque l’armée birmane reçoit des armes la Russie, son premier fournisseur, et de la Chine.

​TV5MONDE : Y a-t-il un espoir que cette résistance prenne le dessus de l’armée birmane ?

Sophie Boisseau du Rocher : Je resterai prudente sur ces attentes. Toute une génération de militaires est convaincue que leur action est bonne “pour préserver l’intérêt national” qui se confond étrangement avec leurs intérêts personnels et celui, plus largement, de l’ethnie bamar. Tant que cette génération restera au pouvoir, il sera très difficile de parvenir à un compromis quelconque. 

La junte profite des désordres mondiaux pour continuer à consolider son assise. Sophie Boisseau du Rocher – chercheuse associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI)

Les principaux soutiens de la junte sont la Russie et la Chine. Le général birman, Min Aung Hlaing, a déclaré que l’action russe en Ukraine était “appropriée”. Tant que ces deux puissances continueront à soutenir ces manipulations de désinformation, de contrôle de l’internet, de contrôle de l’opposition dans leurs pays respectifs, la junte sera encouragée à suivre leur exemple.

La junte profite des désordres mondiaux pour continuer à consolider son assise sur le pouvoir et les circuits d’enrichissement. Elle veut retrouver son accès privilégié aux ressources du pays et faire ses affaires tranquillement. Ce n’est ni la Russie de Vladimir Poutine, ni la Chine de Xi Jinping qui vont l’en empêcher. Aung San Suu Kyi, elle, aurait eu ce pouvoir et ce courage-là.  

Par Benjamin Beraud – TV5Monde – 23 juin 2022

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