Le site d’Angkor a-t-il encore une âme sans ses villages ?
Une vaste opération de destruction et de déplacement des villages du site d’Angkor est en cours. Un déménagement présenté comme volontaire et nécessaire par le gouvernement cambodgien. La réalité semble plus contrastée, et l’Unesco tient une position ambiguë.
Pour les célébrations du Nouvel An khmer, du 14 au 17 avril, à Siem Reap, au Cambodge, le programme des festivités fait l’éloge “des maisons traditionnelles khmères”, explique Khmer Times.
Terrible ironie, au moment même où, sur le site archéologique d’Angkor, situé à Siem Reap, des centaines de maisons sont détruites et leurs habitants déplacés à une trentaine de kilomètres de ces temples inscrits au patrimoine mondial.
Une opération nécessaire, selon le gouvernement cambodgien, pour satisfaire l’Unesco, et éliminer des installations qui “endommageraient l’environnement et mettraient en péril le statut de patrimoine mondial”, écrit dans une vaste enquête Camboja News.
Le déménagement en cours de plus de 10 000 familles est, en outre, présenté par le gouvernement comme volontaire.
Mais, selon l’enquête de Camboja News, il n’en est rien. “De nombreuses familles estiment ne pas avoir eu le choix”, et, poursuit le journal, contrairement à ce qu’a annoncé le gouvernement, les déplacés “ont dû construire et partiellement financer leur nouvelle maison” sur une zone dénuée d’équipements de base.
Perte de revenus
Un rapport d’Amnesty International étaie l’enquête de Camboja News. Ainsi, Ming Yu Hah, directrice régionale des campagnes de l’organisation de défense des droits de l’homme, a déclaré :
“Les villageois ont été soumis à des pressions et ont craint des représailles en cas de refus ou de contestation.”
L’organisation a demandé au gouvernement de suspendre ces déplacements forcés.
Les journalistes de Camboja News évoquent notamment le cas de Thida, une quadragénaire mère de quatre enfants rencontrée à Run Ta Ek, le site vers lequel les villageois sont déplacés. Cette femme se désole :
“Je veux vivre dans mon ancienne maison, mon village me manque.”
Autour d’elle, de grands travaux sont en cours. Une école est sortie de terre, des retenues d’eaux sont en train d’être creusées, des routes tracées. Mais, pour le moment, la chaleur est insupportable et la poussière omniprésente. Thida a dû quitter son village, où elle vivait depuis vingt ans, et a perdu son travail.
Car, outre de nouvelles conditions d’existence très difficiles dans une zone dépourvue d’ombre et d’équipements, les milliers de personnes déplacées ou en cours de déplacement se voient privées, en s’éloignant des temples, de leur principale source de revenus, constate le journal.
Chaque année, environ 2 millions de visiteurs se rendent sur les sites angkoriens. Une manne touristique profitant à l’ensemble de la population.
Ainsi, certaines des personnes aujourd’hui délogées travaillaient dans les hôtels, restaurants ou marché du site. D’autres avaient aménagé des paillotes pour vendre des repas, proposer des souvenirs aux touristes désireux de faire une pause entre les visites ou curieux de rencontrer la population locale. Désormais, les touristes seront privés de ces interactions, et les villageois déplacés dépendront d’allocations octroyées par le gouvernement.
Ambiguïté de l’Unesco
L’Unesco nie son implication dans les déplacements récents, soulignant dans un communiqué que les droits des populations locales doivent être respectés. Pourtant, relate Camboja News, “les experts affiliés à l’Unesco” ont réitéré, en décembre dernier, leur appui au gouvernement cambodgien “pour le démantèlement des structures illégales”. Ils “ont recommandé à Apsara [l’autorité chargée de la protection du site et de l’aménagement de la région d’Angkor] de poursuivre la ‘destruction’” de bâtiments illégaux.
En 1992, au moment de l’inscription du parc d’Angkor sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, “112 villages existaient à l’intérieur du complexe” archéologique, peut-on lire dans un rapport présenté en décembre dernier par le gouvernement cambodgien à l’Unesco, raconte Camboja News.
Ces communautés, est-il précisé dans ce rapport, se sont développées de “façon harmonieuse”, seule “une ‘minorité’ de ‘squatteurs’ posant des soucis”.
Un site habité depuis des siècles
Selon Camboja News, malgré les conséquences pour les populations, le gouvernement entend étendre cette opération de déménagement.
Une politique d’autant plus étonnante que les alentours des temples construits entre le IXᵉ et le XIVᵉ siècle ont toujours été habités. À son apogée, au XIIᵉ siècle, l’ancienne cité d’Angkor comptait presque 1 million d’habitants et s’étendait sur plus de 3 000 km², ce qui faisait d’elle la plus grande ville préindustrielle du monde.
L’Unesco fait d’ailleurs remarquer que l’intérêt du site, outre ses édifices, tient au fait que sa population est “connue pour perpétuer des pratiques culturelles archaïques disparues ailleurs”.
Courrier international – 16 avril 2023
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