L’infamant soupçon qui plane autour du Docteur Yersin (4-fin)
Le mot pédophile, issu du grec (pais, enfant, et phileo, aimer), signifie qui aime les enfants et désigne plus précisément l’individu qui éprouve et met en acte une attraction sexuelle pour les enfants, quel que soit son sexe.
Reste donc « la » question : Alexandre Yersin était-il, oui ou non, un pédophile ? Question sous-jacente : quels sont les faits réels sur lesquels s’appuie une telle assertion ?
Nicolas Leymonerie, le directeur du centre francophone de Dalat, nous rend son « verdict »…
L’argument de son amour pour les enfants
Auréolé de gloires médicales, élevé aux plus hautes dignités (Ordre des Palmes académiques, Légion d’honneur, Dragon d’Annam), aimé de tout un peuple et pourtant, fuyant les honneurs, s’habillant comme un « clochard » au mépris du prestige colonial, côtoyant les plus indigents et leur prodiguant gratuitement ses soins… suscitant envie et jalousie, tout cela ne put qu’alimenter les bruits de couloir à l’encontre de ce Yersin trop bon pour être honnête : Pourquoi aurait-il « fui » la France ? Pourquoi ne lui connaît-on pas de compagne ? Pourquoi avait-il des livres « jeunesse », des jeux et des bonbons à l’attention des enfants qui venaient lui rendre visite ? Ce riche célibataire vivant dans son « palais » de la Pointe des Pêcheurs serait-il un genre de Barbe bleue ? Si pour les uns, le Docteur Yersin cachait une épouse et une filiation parmi les ethnies des hauts plateaux, pour les autres, cela devait cacher un secret plus grave encore.
Car il est vrai que Yersin était « secret jusqu’à l’outrance, avare de démonstrations » comme le décrivait Hubert Marneffe, ancien directeur de l’Institut Pasteur de Saïgon. En 1952, celui-ci ajoutait cependant: « Yersin ne se sentait à l’aise qu’au milieu des enfants et des humbles : c’est à eux qu’il livrait tout son cœur et prodiguait les marques de son extrême bonté. Les montagnards qu’il rencontra dans ses explorations, les pêcheurs au milieu desquels il voulut passer sa vie, avaient perçu cette sympathie profonde qui l’inclinait vers eux : ils lui donnèrent en échange leur confiance et leur affection. » Ce snobisme envers les élites de son temps, dont il dédaignait les invitations à leurs rencontres mondaines, devait sans doute en agacer un certain nombre et générer beaucoup de rancœur. Un autre de ses contemporains et ami, Noël Bernard, confirmait : « Yersin durant toute sa vie avait recherché l’effacement. Il s’était retranché dans une solitude jalouse. » Henri Jacotot, son proche collaborateur pendant vingt-et-un ans, ne voyait en lui qu’un homme à la fois droit, humble et d’une certaine candeur juvénile. Aussi l’on sait qu’il arrivait à Yersin de s’éloigner plusieurs semaines dans son chalet d’altitude du mont Hon Ba, tel un ermite. C’est probablement à la fois cette apparence lisse et le mutisme dans lequel il se drapait quant à sa vie privée (certains de ses proches ne découvrant son prénom qu’à sa mort) qui fut à l’origine des rumeurs les plus sordides à son encontre.
Il faut souligner qu’à l’époque coloniale, les abus sexuels des colons envers leurs « boys » étaient un secret de polichinelle. Le mystérieux Docteur ayant lui aussi des serviteurs annamites, il en fallait peu pour que, dès son époque, il ne fut assimilé aux précédents et que ces rumeurs commencent à circuler à voix basse. Jusqu’à présent, la principale publication osant développer le sujet fut celle d’une revue douteuse dont un article titrait « Un savant estimable peut-il être pédophile ? Le cas Alexandre Yersin ». Prenant le parti pris de l’affirmative, l’auteur appuie également sa démonstration sur la bibliographie officielle et, plus particulièrement, sur un événement survenu à Paris que Yersin relata à sa mère. À l’hiver 1885, en rentrant un soir chez lui, il aperçut un groupe de garnements qui s’affolaient car l’un d’eux venait de recevoir un coup de fouet dans l’œil par un commerçant en colère qui voulait faire place nette. Yersin, toujours attentionné envers les enfants, conduit le garçon à l’Hôtel-Dieu, où il y exerçait en tant qu’interne, afin de le faire examiner puis le ramena chez son père. Il constata que l’enfant, âgé de douze ans et analphabète, vivait avec sa famille, composée de son père alcoolique et de deux sœurs, dans une pauvre mansarde où tous dormaient dans un seul lit. Pris de pitié pour cet enfant dont la mère était décédée, Yersin proposa au père d’employer le garçon afin qu’il effectuât de petits services (cirage de chaussure et brossage des vêtements) pour quelques sous, comme cela se faisait à l’époque. Après quelques semaines, le jeune adolescent vint de moins en moins travailler pour Yersin, puis plus du tout. Toutefois, Yersin était déterminé à sortir son petit protégé de la misère et il tenta de l’inscrire dans un établissement chrétien d’insertion professionnelle pour orphelins, mais il ne le revît plus jamais.
C’est cet entêtement à vouloir sauver un enfant d’un destin malheureux qui fut dévoyé par l’auteur de l’article qui, au lieu d’y voir la charité d’un homme face à la misère d’un adolescent voué à la perdition et que le jeune Yersin ne put se résoudre à abandonner après l’avoir secouru, y vit une attraction coupable motivée par la chair. Pour l’auteur, cela ne fait aucun doute, s’appuyant sur l’ « évidence » clairement exposée par l’ouvrage de H. Mollaret et J. Brossollet mais qui faisait les frais d’un « blocage d’ordre psychologique » en raison d’un « a priori hostile au sujet de l’amour des garçons » (sic). Pour étayer son propos, il s’appuie sur la misogynie de Yersin, à fortement relativiser comme discuté précédemment, et par son « attendrissement devant l’enfance souffrante », avant de laisser libre cours à son interprétation personnelle des penchants intimes du Docteur Yersin. Et ce, jusqu’à attribuer, de manière imaginaire et orientée, l’intérêt tardif du personnage pour le grec et le latin anciens à une recherche des sources de la pédérastie. Unique son de cloche dédié à la question, ne souffrant jusqu’à présent d’aucune contradiction notable.
Pour en finir sur ce dernier point, quel était le sentiment de ceux qui ont fréquenté le Docteur Yersin pendant leur enfance ? Avait-il eu des gestes déplacés à leur encontre ? Comme révélé au début de cet écrit, du côté des Vietnamiens de Nha Trang, Yersin est comparable à un saint, objet de louanges et d’un culte indéfectible. On imaginerait mal qu’il puisse en être de même pour un pervers ou sans que d’anciennes victimes ne s’en soient indignées. Nous avons par ailleurs la chance d’avoir le témoignage de Marguerite Gallois, fille du responsable des plantations de Yersin à Suoi Dau, qui fréquenta le célèbre scientifique de ses 3 ans à ses 21 ans avec sa famille et qui fut sa filleule. Celle-ci dressa le portrait de cette relation alors qu’elle avait atteint ses 84 ans. Voici les qualificatifs qu’elle utilisait pour le décrire : Grand (avec la majuscule), généreux, sensible, timide, bon, modeste, fidèle, et même, beau avec sa barbe grisonnante. De ses quelques souvenirs avec lui, elle se rappelait notamment de ce moment où, alors petite fille de 11 ans, il la convia avec sa famille à admirer le ciel sous sa coupole astronomique. Puis, cette autre fois où il lui proposa, en la vouvoyant, d’échanger des livres pour enfant, qu’il trouvait très amusants, contre ses Jules Verne. Ce qu’elle disait de lui corrobore ce l’on en a déjà dit : Yersin « vivait avec ses pensées, son travail, ses rêves. Il ne désirait que chercher, découvrir pour améliorer la nature, la médecine et offrir ainsi aux Hommes qu’il aimait et à leur environnement une existence meilleure. […] Je pense qu’ainsi, il était heureux… très heureux même avec ses vêtements de pauvre, ses repas de moine […] . Il avait aussi plein de tendresse pour sa mère à qui il écrivit longtemps […] et pour sa sœur avec laquelle il poursuivit ces échanges. Des correspondances où foisonnent en un mélange naïf affectueusement pudique les petits détails de la vie, les éclairs d’une intelligence étincelante et une modestie teintée d’humour.». Pour conclure et contemplant une médaille de bronze figurant Yersin, elle écrivit : « le beau portrait de l’Homme étrange et merveilleux. Je l’ai regardé comme jamais encore… […] la médaille brûlait et une voix intérieure me dit “Pourquoi ne l’ai-je pas mieux connu ?” Je lui demande tendrement pardon d’avoir si imparfaitement parlé de lui. »
Les conclusions qui s’imposent
Yersin ne détestait donc pas les femmes, comme on a voulu le dire pour justifier son célibat, il avait même une profonde considération pour elles. Il avait très tôt conscience que sa vie serait un sacerdoce, pour employer ses propres mots. S’il fit référence au pastorat c’est, à mon avis, pour complaire à sa mère car les faits laisseraient supposer qu’il se voyait davantage destiné à une existence monastique. Il en avait certainement la sobriété et, connu comme ne consommant ni alcool, ni opium, il avait gardé l’esprit clair et la pleine possession de ses moyens jusqu’aux derniers jours de son existence.
Ensuite, Yersin était certainement sollicité en permanence du fait de ses nombreuses responsabilités et, pour éviter le surmenage, il lui convenait de s’isoler ou de se libérer l’esprit par des occupations simples telles que choyer ses orchidées et ses oiseaux ou lire des romans d’aventure. De la même façon, s’entourer d’enfants devait à la fois être une forme de compensation, pour ne pas en avoir eu lui-même, et une manière de ne plus penser aux soucis de son quotidien fait de maladies, d’intrigues et autres tracasseries administratives diverses. Sans parler des deux guerres mondiales, du climat politique de l’entre deux guerres et des mouvements révolutionnaires naissants. De quoi avoir besoin de se changer les idées de temps en temps.
Les crimes commis envers les enfants sont sans aucun doute les pires. Pour un chrétien, corrompre l’innocence d’un petit mériterait d’être jeté à la mer attaché à une meule (pour reprendre des paroles du Christ telles que rapportées par les apôtres). Produire de fausses accusations concernant de tels crimes est donc une très grave diffamation et, faute de preuve, l’accusé doit être présumé innocent.
Que le Docteur Yersin ait aimé les enfants, cela est certain. Que cela ait dépassé le simple cadre affectif, il est calomnieux de l’affirmer. En l’absence totale d’argument factuel, il convient de laver l’honneur de cet homme exemplaire et hors du commun afin qu’il soit et demeure un modèle de dévouement et d’abnégation pour de jeunes générations en perte de repères positifs.
Par Nicolas Leymonerie – Lepetitjournal.com – 4 octobre 2023
Références principales
Jacqueline Brossollet et Henri Hubert Mollaret (2017); Alexandre Yersin, Un pasteurien en Indochine; éditions Belin/Humensis; ISBN 978-2-410-00612-4; 9,9 € ; (œuvre originale publiée en 1985 chez Fayard sous le nom Alexandre Yersin ou le vainqueur de la peste ).
Annick Perrot (2012); Témoignages. In Les Instituts Pasteur du Vietnam face à l’avenir – Alexandre Yersin à l’heure d’Internet (p. 57-65); éditions l’Harmattan; ISBN 978-2-336-00482-2; 27,50 €.
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