Un demi-siècle après le massacre de Thammasat, «la structure du système thaïlandais n’a pas évolué»
Parler de la tuerie perpétrée le 6 octobre 1976 par l’extrême droite ultra royaliste est aujourd’hui possible en Thaïlande. Même si les responsables n’ont, à ce jour, jamais payé pour leur crime, dénoncent les survivants.
Il s’accroupit un instant puis penche sa tête en avant, faisant mine de s’abriter. « On rampait pour se protéger des tirs, mime Krisadang Nutcharus. Il fallait faire extrêmement attention ». Le jeune homme qui se trouvait à côté de lui eut le malheur de lever les yeux : une balle traversa son crâne. « Pas de sang », précise-t-il pour décrire, index sur le front, la furtivité du coup fatal.
Krisadang Nutcharus, lui, a pu, ce jour-là, rejoindre la faculté d’arts libéraux bordant le fleuve Chao Phraya, qu’il a ensuite traversé à la nage pour s’échapper. Rescapé du massacre de l’université Thammasat, à Bangkok, survenu il y a près d’un demi-siècle, il s’en souvient comme si c’était hier. « C’est gravé en moi », confie l’homme de 66 ans. Étudiant en 2e année de droit âgé de 19 ans à l’époque, il était là quand, à l’aube du 6 octobre 1976, des milices d’extrême droite, appuyées par la police et l’armée thaïlandaises, ont encerclé le campus avant de le mettre à feu et à sang.
Un nombre de victimes sous-estimé
À deux pas de l’entrée de l’établissement, l’un des plus prestigieux de la Thaïlande, une plaque de marbre commémore le drame. Krisadang Nutcharus fixe attentivement les noms, gravés à l’arrière, des 46 personnes qui ont officiellement perdu la vie. « En réalité, il y en a davantage », soupire-t-il. Plus d’une centaine, selon les survivants, de nombreux blessés, et plus de 3 000 étudiants arrêtés. « Vous voyez là, ‘Charupong Thongsin’», lit Krisadang Nutcharus à haute voix. « C’était mon ami, ils ont traîné son corps un peu plus loin », poursuit-il en se tournant vers le terrain de foot, planté au cœur du campus. Et de faire référence à une photo sur laquelle l’on voit son camarade, le corps inerte, corde au cou, tiré au sol par cinq miliciens.
D’autres clichés, insoutenables, témoignent de l’atrocité qui régnait ce triste jour. Comme celui d’un individu, chaise en mains, frappant le corps sans vie d’un homme pendu à un arbre, une foule de jeunes parfois hilares zieutant la scène. Cette image, immortalisée par le photographe de l’Associated Press Neal Ulevich et qui lui a valu le prix Pulitzer en 1977, est devenue emblématique de la brutalité déclenchée par une armée chauffant à blanc des groupuscules d’extrême droite ultra-royalistes pour inciter à la violence collective.
Une répression sauvage et aveugle
Mais, au-delà du nombre de victimes, certes sous-estimé, ce sont les actes de lynchages et de profanations de cadavres qui font de cette tuerie, d’une sauvagerie inouïe, un épisode traumatisant de l’histoire moderne du royaume de Thaïlande. Encore aujourd’hui, les plaies peinent à cicatriser et, pour Krisadang Nutcharus, difficile d’expliquer l’inexplicable.
Trois années avant le massacre, le soulèvement estudiantin du 14 octobre 73, auquel il a participé, délogeait les militaires, mettant fin à 16 années de dictature. Ce vent d’espoir ouvrait une brève parenthèse démocratique. « Nous étions jeunes, le ciel était bleu, et nous pensions avoir vaincu le vieux pouvoir », se souvient Krisadang Nutcharus, dressant un parallèle avec la situation actuelle du pays. « On s’est vite aperçu que les militaires n’en resteraient pas là ».
Empêcher le retour du dictateur Thanom Kittikachorn
Le mois précédant le massacre du 6-Octobre, le retour du dictateur Thanom Kittikachorn, chassé du pouvoir et poussé à l’exil trois ans plus tôt, déclenchait la colère des étudiants investissant la rue à nouveau.
Le contexte géopolitique, en pleine guerre froide, allait également jouer un rôle crucial. Cambodge, Laos, Vietnam : l’ex-Indochine tombait dans l’escarcelle communiste. Défaits en 1975, les États-Unis se retiraient peu à peu de la région, et les élites thaïlandaises craignaient, par un effet domino, que le royaume soit le prochain sur la liste.
La propagande des stations de radio conservatrices allait se charger du reste, explique Krisadang Nutcharus. Les étudiants furent taxés de dangereux communistes, hostiles à la monarchie. « Tuer un communiste n’est pas un pêché », déclara même un moine influent.
La jeunesse thaïlandaise traumatisée
«Boum ! », lâche Krisadang Nutcharus, longeant le terrain de foot au milieu duquel une grenade explosait sur une foule d’étudiants rassemblés le 6 octobre 1976. Il se souviendra toujours de cette première détonation qui a fait vibrer le bâtiment dans lequel il se trouvait, et de l’horreur qui a suivi ; mais aussi des moments d’humanité, quand un policier l’a aidé à s’enfuir ou qu’un commerçant l’a recueilli et caché, de l’autre côté du rivage. Le soir du massacre, l’armée invoquait la lèse-majesté et des manifestants lourdement armés pour justifier un nouveau coup d’État, spécialité thaïlandaise.
La mémoire collective de ce massacre, qui a hanté les Thaïlandais des décennies, a évolué, souligne Krisadang Nutcharus : « Avant, le 6-Octobre était perçu comme un événement où deux camps s’entretuaient. Aujourd’hui, les gens savent que c’est un crime d’État ». Or, 47 ans plus tard, aucune excuse officielle n’a été prononcée et les responsables de cette tuerie n’ont jamais été jugés, déplore-t-il. « Car ils sont toujours au pouvoir ».
« Les institutions impliquées sont toujours puissantes », ajoute l’historien Thongchai Winichakul, professeur émérite à l’université du Wisconsin à Madison. Même si, dorénavant, censurer ou réduire au silence leur apparaît plus difficile qu’un demi-siècle plus tôt. « Les gens en parlent, s’impliquent davantage, c’est une bonne chose. Mais il faut que justice soit rendue : il s’agit là d’une autre étape importante à franchir. Et elle ne sera pas facile », estime l’auteur de Moments of Silence: The Unforgetting of the October 6, 1976, Massacre in Bangkok.
En quête de justice, Krisadang Nutcharus est devenu avocat. Il défend aujourd’hui les militants pro-démocratie qui osent défier le camp militaro-conservateur. Notamment ceux qui, lors des manifestations historiques de 2020, ont publiquement remis en question l’institution royale, chose impensable auparavant. Comme Anon Numpa, militant de renom récemment incarcéré. «Les nouvelles générations me donnent de l’espoir, ces jeunes sont comme nous à l’époque, ils n’aspirent qu’à construire une société plus juste», soutient le rescapé du 6-Octobre.
Par Valentin Cebron – Radio France Internationale – 6 octobre 2023
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