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Phuon Keoraksmey, l’héroïne écologiste du Cambodge

Cette jeune Cambodgienne de 
22 ans, emprisonnée pour s’être opposée à la bétonisation de Phnom Penh, dénonce les scandales environnementaux grâce à des actions coups de poing et des vidéos chocs publiées sur les réseaux sociaux. Un engagement récompensé fin septembre par le Right Livelihood Award, l’équivalent d’un Nobel de l’environnement.

Tout est rose ou presque. La couette du matelas posé à même le sol, ­l’oreiller en pilou, la peluche d’ours géante. Sur l’étagère, des bidules en vrac, des photos souvenirs surlignées de cœurs et dans un coin, par terre, l’ordi. Une vraie chambre d’ado avec, au mur, des posters d’Aung San Suu Kyi, Nelson ­Mandela et du ­guérillero et ex-président de ­l’Uruguay Pepe Mujica, dit « El Pepe ». « Mes stars à moi », ­précise-t-elle, malicieuse.
À 22 ans, Phuon Keoraksmey est l’un des porte-­flambeaux de la nouvelle génération d’activistes du ­Cambodge.

Elle fête ses 20 ans seule dans sa cellule, loin de sa famille

À peine sortie de l’enfance, avec son appareil dentaire et son enthousiasme juvénile, mais déjà rompue aux techniques du militantisme : discours rodé, organisation de manif et agit-prop 2.0. Depuis son arrestation, en septembre 2020, son visage est connu de tous les Cambodgiens. Son délit ? Avoir annoncé sur ­Facebook qu’elle allait filmer, devant la résidence du Premier ministre de l’époque, une camarade dénonçant les ravages de l’extraction de sable. Keo n’aura même pas le temps d’allumer sa caméra, elle est embarquée manu militari avec deux autres membres de l’équipe. Sentence : dix-huit mois de prison.

Elle fête ses 20 ans seule dans sa cellule, loin de sa famille. Elle n’aura pu leur parler que trois fois durant sa détention. « Une voyante avait prédit à ma mère que si elle me baptisait Keo, j’irais un jour en prison. Comme elle aimait ce prénom, elle me l’a quand même donné, mais elle m’appelait “Srey Pov”, ce qui veut dire “la benjamine”… Ça n’a pas suffi pour conjurer le sort ! J’ai aimé la prison, même si c’était dur. J’en ai profité pour aider d’autres détenus. Je leur ai appris à lire et à écrire. Et j’ai gagné là-bas un autre surnom, celui de “Granny” : une vieille âme dans un corps de jeune femme ! »

L’ombre s’attarde parfois sur son visage. Les rimes engagées du rappeur Khmer1Jivit dans ses écouteurs, Keo se retranche soudain en elle-même. Un bloc mutique, compact, quelque chose qui ressemble à de la colère rentrée. Une détermination butée. Elle a décidé de couper ses longs cheveux le jour où Kem Ley a été assassiné à une station-service, raconte-t-elle. Elle avait 15 ans.

Cet activiste politique, célèbre au Cambodge, avait pointé du doigt, une semaine plus tôt, la fortune familiale du chef du gouvernement, Hun Sen « Je l’avais rencontré deux mois plus tôt, se souvient Keo. Il était généreux et courageux. Il voulait éduquer les Cambodgiens, leur ouvrir les yeux. Quand il est mort, ma tristesse était si grande que j’ai voulu la signifier à tous. »

L’association Mother Nature Cambodia donne un cadre à sa révolte

Dans ce royaume séculaire, où la chevelure des femmes est aussi sacrée que la personne du roi, les voisins la regardent de travers, sa famille, gênée, prétexte une lubie d’adolescente. C’est en réalité la première étincelle. Le début d’une vocation.

Sa découverte, quatre ans plus tard, de l’association Mother Nature Cambodia donne un cadre à sa révolte et à son sentiment d’injustice. Étudiante à la fac, section informatique, Keo tombe par hasard sur une vidéo, devenue virale, de l’ONG. Elle est soufflée. Créée en 2013 par le militant espagnol ­Alejandro Gonzales-Davidson, Mother Nature ­Cambodia s’est déjà fait remarquer. En 2014, elle a contraint le gouvernement à abandonner le projet d’un barrage hydroélectrique dans la forêt des Cardamomes.

Des jeunes las de voir leur nation gangrenée par la corruption et l’inertie écologique

Les années suivantes, elle dénonce sans relâche, preuves à l’appui, le commerce illégal d’extraction de sable et ses ravages environnementaux. Entre-temps, son fondateur est expulsé du Cambodge. Réfugié en Espagne, il garde un œil sur l’association, aujourd’hui composée d’une dizaine de membres âgés de 19 à 34 ans. Des jeunes qui, las de voir leur nation gangrenée par la corruption et l’inertie écologique, dénoncent courageusement un système vérolé.

Pendant trente ans, le pays a été tenu d’une main de fer par le Premier ministre Hun Sen et son entourage. Aux dernières élections, celui-ci a laissé la main… à son fils aîné, Hun Manet. L’année dernière, le Comité des droits de l’homme des Nations unies dénonçait une fois de plus le harcèlement, les arrestations arbitraires, les actes de violence sur les activistes politiques et, plus largement, sur toute forme d’opposition. Il pointait aussi du doigt le manque d’enquête sur « les exécutions extrajudiciaires et des disparitions forcées » de défenseurs des droits de l’homme.

 Les activistes occidentaux ne risquent pas la détention, les menaces, les pressions sur la famille 

Phuon Keoraksmey

Keoraksmey n’est ni la première ni la dernière militante à expérimenter la « douceur de vivre » des geôles cambodgiennes. Mais sa droiture, sa vaillance et sa virulence ont frappé les esprits. Sa voix porte fort. Évidemment, la comparaison avec la tempétueuse Greta Thunberg s’invite dans la conversation. Keo sourit poliment. « Ce qu’elle fait est essentiel, mais je pense que nous n’avons rien à voir. Pour les activistes occidentaux, c’est facile de lutter : ils sont libres, ils peuvent dire ce qu’ils veulent, ils ne risquent pas la détention, les menaces, les pressions sur la famille. »

Le soleil couchant teinte la mer de rose et enflamme l’île vierge de Koh Kong, sur laquelle nous mettons cap. Son classement en parc national marin est l’obsession de Keo. « Oui, reprend-elle songeuse, le regard tourné vers la rive. Ici, tout est plus compliqué, plus fragile. Mais tellement beau. Qu’est-ce qui, mieux que la beauté, peut nous aider à vivre ? »

Avant, autour de Phnom Penh, il n’y avait que des rizières. Le sable et le béton les ont remplacées

Paris Match. Mother Nature Cambodia, votre association, s’est vu décerner fin septembre le Right Livelihood Award, aussi appelé le “prix Nobel alternatif”, qui récompense depuis 1980 l’engagement écologique et social…

Phuon Keoraksmey. C’est un grand honneur de figurer parmi les quatre lauréats 2023, aux côtés de la militante féministe ghanéenne Eunice Brookman-Amissah, l’écologiste kényane Phyllis Omido et l’ONG SOS Méditerranée. Cent soixante-dix associations de 68 pays étaient sélectionnées. Nous sommes fiers de voir notre travail reconnu et médiatisé.

​Lors de la remise du prix, le 29 novembre à Stockholm, le jury a salué “le courage et l’engagement de Mother Nature Cambodia à préserver l’environnement dans un pays où l’espace démocratique est sévèrement limité”. Mais vous n’étiez pas là pour recevoir votre trophée…

Le gouvernement cambodgien a effectivement refusé de me laisser sortir du pays, ainsi que les deux autres camarades avec qui j’ai été arrêtée en septembre 2020. Depuis notre libération, en novembre 2021, nous sommes en liberté conditionnelle. Nous avons demandé au ministère de la Justice de suspendre momentanément cette interdiction de quitter le territoire. Nous avons organisé une conférence de presse, rédigé des pétitions, nous nous sommes enchaînés aux grilles du bâtiment. En vain.

 Le gouvernement a décidé de vendre certaines parties des nombreux lacs ou zones humides qui entourent la capitale à des promoteurs 

Phuon Keoraksmey

​Pour quel chef d’accusation avez-vous été arrêtée ?

“Incitation au chaos social”. En réalité, c’est notre engagement écologiste qui était visé, “incitation à la défense du patrimoine naturel cambodgien et à la répartition des profits” aurait été un motif plus juste ! Nous voulions dénoncer les ravages sociaux et environnementaux causés par l’extraction de sable. Depuis une dizaine d’années, Phnom Penh connaît un important boom immobilier lié aux facilités d’investissement accordées à certains acteurs étrangers, la Chine notamment. Afin d’accélérer la cadence, le gouvernement a décidé de vendre certaines parties des nombreux lacs ou zones humides qui entourent la capitale à des promoteurs. Pour les rendre constructibles, il faut évidemment les combler. Jour et nuit, des barges chargées de sable extrait du fleuve et de ses berges vont et viennent sur le Mékong. Quand on sait qu’une seule embarcation peut contenir entre 500 et 700 mètres cubes de sable, on se rend compte de l’ampleur du pillage !

Quels sont les risques d’une telle ­exploitation ?

D’abord l’écosystème du fleuve est directement menacé et des centaines de pêcheurs ont perdu leur emploi. Ensuite on s’est rapidement aperçu que plus les lacs de la capitale étaient comblés, plus les inondations étaient fréquentes. À la saison des pluies, des quartiers entiers sont parfois submergés jusqu’à deux mètres de hauteur. Les plaines humides permettaient d’évacuer et de réguler l’eau de la mousson grâce à un système naturel de vases communicants, aujourd’hui détruit. Entre 70 % et 90 % de ces zones de Phnom Penh sont désormais asséchées. Moi-même, je vis sur un ancien lac comblé. Y a été bâti tout un nouveau quartier. Avant, il n’y avait que des rizières. Le sable et le béton les ont remplacés. Enfin le dragage du sable provoque l’effondrement des berges. Des familles entières sont obligées d’abandonner leurs maisons ou leurs commerces en bord de Mékong car ils s’écroulent dans l’eau !

 Pendant des années, le fleuve a été creusé pour satisfaire les demandes de la Chine, de Taïwan ou de Singapour 

Phuon Keoraksmey

​Qui tient ce marché ?

Les entreprises privées des principaux ­oligarques cambodgiens, des gens proches du pouvoir et le sommet de l’État. Les licences d’exploitation sont très difficiles à obtenir et le processus de délivrance, extrêmement opaque. Elles sont en fait dispensées par le gouvernement en fonction des ­profits directs ou indirects qu’il pourra en tirer. Il est très difficile d’évaluer la marge qu’il ­s’octroie. À chaque fois que nous demandons des chiffres, nous nous ­heurtons à un silence méprisant. Les administrations locales ne prennent pas en compte les doléances des habitants lésés. Quand ­certaines voix parviennent à se faire entendre, le gouvernement ment.

Par exemple ?

Selon le secrétariat chargé des ressources minérales au Cambodge, l’extraction de sable est encadrée afin de préserver l’environnement et les populations côtières : elle ne serait permise qu’en journée. Or les ouvriers travaillent toutes les nuits. En 2022, le Cambodge a aussi déclaré restreindre l’exportation de sable du Mékong au seul ­Vietnam, mais à la frontière, le nombre de barges a explosé. Comment l’expliquer ? Pendant des années, le fleuve a été creusé pour satisfaire les demandes de la Chine, de Taïwan ou de Singapour, qui s’en servent pour la construction ou pour gagner des hectares sur la mer. Il y a de fortes chances pour que ce commerce fructueux continue, malgré les dénégations de l’État. D’ailleurs il s’en cache à peine. En 2017, à la suite de nos révélations, le gouvernement a été contraint d’interdire l’exportation de sable maritime : alors que Taïwan indiquait avoir importé plus de 1,5 ­million de tonnes de sable marin cambodgien entre 2012 et 2016 pour 32 millions de dollars, les douanes cambodgiennes notaient, pour la même période, une exportation de 28 000 tonnes correspondant à 270 000 dollars. Cherchez l’erreur…

 Les ressources naturelles de notre pays sont la principale source d’enrichissement des personnes au pouvoir 

Phuon Keoraksmey

Comment expliquez-vous la répression ­systématique des revendications écologiques au Cambodge ?

En tant que militants, nous constatons que les ressources naturelles de notre pays – sable, forêt, îles, mer, animaux sauvages – sont la principale source d’enrichissement des personnes au pouvoir, de leur famille, de leurs amis et associés. Au lieu de préserver les richesses du pays pour les générations futures, elles siphonnent en douce un patrimoine qui appartient au peuple tout entier. C’est une spoliation. Nous voyons et dénonçons ces pratiques. Le pouvoir et l’élite économique ont évidemment intérêt à affaiblir toute forme d’opposition.

 On a fortement conseillé à mon père, policier militaire, de me raisonner 

Phuon Keoraksmey

Vous-même, continuez-vous à subir des ­pressions ?

Oui, par l’intermédiaire de mon père. Il est policier militaire. En mars, il a été contacté via Telegram par un supérieur qui lui a envoyé une photo où l’on me voyait en train de manifester. Il a ajouté que ce que je faisais était illégal, que j’étais un agent à la solde de l’étranger. Au cours d’un second appel : on a fortement conseillé à mon père de me raisonner, en lui faisant comprendre que ce serait mieux pour tout le monde… Puis il a été convoqué à Phnom Penh, au ministère de la Défense, où il a été obligé de signer une sorte d’accord. Il a dû apposer ses empreintes digitales.

Je me bats pour que l’île de Koh Kong, au sud-ouest du pays, soit déclarée parc national marin protégé 

Phuon Keoraksmey

Quelle sorte d’accord ?

Il a refusé de me le dire. Mais il va très mal depuis, et je suis inquiète : il pourrait perdre son travail à cause de moi. Mais il comprend et respecte mon engagement, même si celui-ci lui fait peur. Voilà leur stratégie : l’intimidation et la menace. Je suis loin d’être la seule concernée : c’est ce qui arrive à tous les militants politiques, écologistes et sociaux.

Cela ne vous a pas dissuadée de continuer votre combat ?

Je me suis mise quelques semaines en retrait. Mais le sujet que je défends actuellement me tient trop à cœur. Je me bats pour que l’île de Koh Kong, au sud-ouest du pays, soit déclarée parc national marin protégé. C’est un paradis quasiment vierge, recouvert de forêt primaire, avec une sublime cascade et six plages magnifiques. En 2015, l’île a été vendue par le gouvernement à un businessman proche du pouvoir. Il n’a encore rien construit, mais jusqu’en 2022, il en a beaucoup exploité le sable, réputé pour sa blancheur et sa finesse. Depuis huit ans nous demandons au ministère de l’Environnement de préserver l’île, depuis huit ans, le ministre répond qu’il étudie la proposition… L’île était épargnée jusqu’à peu, mais, désormais, des touristes s’y rendent à la journée. Rien n’est fait pour les accueillir, ni sentiers, ni points d’eau, ni toilettes. C’est dangereux pour les visiteurs et pour l’environnement qui risque des dégradations. Cette île est un joyau de notre patrimoine. Il faut donc la protéger mais aussi la valoriser, exploiter son potentiel intelligemment grâce au tourisme.

 Ue modèle de tourisme durable existe déjà en Espagne ou en ­Thaïlande. Ses bénéfices devraient ­revenir à la collectivité 

Phuon Keoraksmey

​Développement touristique rime rarement avec défense de l’environnement…

Pas quand celui-ci est encadré. Il faut ­strictement réguler le nombre de visites ­quotidiennes, organiser un circuit balisé, interdire de laisser les déchets sur place, sanctuariser de larges zones afin de préserver la faune. L’île est un bien national, il ne s’agit pas d’en interdire l’accès et de pratiquer une écologie répressive, mais de trouver un entre-deux qui permette aux ­Cambodgiens de profiter des richesses de leur pays tout en les préservant pour les générations futures. Ce modèle de tourisme durable existe déjà en Espagne ou en ­Thaïlande. Ses bénéfices devraient ­revenir à la collectivité.

Le 23 novembre, vous avez appris que le tribunal de justice de Phnom Penh avait décidé de vous poursuivre, vous et cinq autres membres de Mother Nature Cambodia, pour “complot de trahison et de diffamation contre le roi”. Votre militantisme risque de vous coûter votre liberté…

Oui. Et j’ai peur, je suis humaine ! Je suis même parfois terrifiée. Mais le combat est trop essentiel pour ne pas être mené. Avant moi, d’autres ont surmonté leur peur et parfois sacrifié leur vie pour la cause du Cambodge, de son peuple, de sa nature. Je veux, à mon tour, être cette personne qui se bat pour le salut de ceux qui viendront après elle. Je n’ai aucun regret. Si je dois être à nouveau emprisonnée – et je m’y prépare –, alors je présenterai au monde mon plus beau sourire. Chacun a un but dans sa vie. Le mien est de me battre pour l’avenir de mon pays et de mon peuple.

Par Florence Broizat – Paris Match – 10 déembre 2023

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