« Est-ce le début de la fin pour la junte birmane ? »
Guillaume de Langre, ancien conseiller à l’énergie du gouvernement civil birman, propose un état des lieux de la situation en Birmanie, où la junte arrivée au pouvoir en 2021 essuie de sérieux revers. Si la junte « vacille », rien n’assure que le pays pourra se stabiliser à court terme.
La junte qui s’est emparée du pouvoir en février 2021 essuie une suite de revers militaires et politiques depuis le mois de juin 2023. La résistance, de mieux en mieux équipée et organisée, prend le contrôle de villes et infrastructures majeures. Pour la première fois, Pékin s’impatiente publiquement envers un régime qui ne cesse d’alimenter un bouillonnement d’instabilité à sa frontière sud. Une nouvelle phase du conflit commence.
Sur le terrain militaire, un mouvement résistant composé de milices ethniques expérimentées et de Forces de défense du peuple (FDP), un « maquis » jeune et multiethnique, lance des attaques simultanées contre l’armée. Depuis un mois et le lancement de l’opération résistante « 1027 », ils opèrent plusieurs postes-frontières clés avec la Chine et l’Inde. À l’est, seules quelques collines escarpées séparent la capitale Naypyidaw de Loikaw, ville reprise mi-novembre par une milice ethnique.
Fin novembre, 14 000 soldats sont appelés en renfort à la capitale marécageuse construite en 2003-2005 pour résister à un siège. Une armée birmane fatiguée, détestée et sous-équipée se bat aujourd’hui sur au moins six fronts montagneux différents, de la frontière avec le Bangladesh et l’Inde au Triangle d’or en passant par les contreforts du Tibet et du Yunnan au nord. Dans la plaine centrale, elle est harcelée par un maquis en cours de consolidation, aussi agile sur TikTok que dans le sabotage de lignes électriques et chemins de fer.
Une junte de plus en plus isolée
Politiquement, la junte est de plus en plus isolée. Depuis juin, trois vagues successives de sanctions occidentales rendent de plus en plus compliquée l’exportation de gaz à la Thaïlande. La Chine, deuxième importateur de gaz birman, bloque l’accès de la junte à plus d’un demi-milliard de dollars dû pour l’achat de gaz.
Pékin exige publiquement de rencontrer Aung San Suu Kyi, cheffe de gouvernement incarcérée, et ne cache plus son agacement envers un régime qui semble incapable de stabiliser le pays. Singapour, où l’élite birmane a pour des décennies investi sa fortune, restreint ses services bancaires et refuse la normalisation des relations diplomatiques entre l’Asean et la junte. La Russie promet réacteurs nucléaires et barrages hydrauliques, mais tout semble embourbé.
La junte ne s’effondre pas mais elle vacille, dégageant un air de faiblesse encore jamais vu à cette échelle. Sur les réseaux sociaux, les milliers de jeunes FDP dont on floutait les visages s’affichent désormais la fleur au fusil ou la guitare à la main. Au début, ils s’entraînaient en tongs avec un bout de bois comme fusil. Aujourd’hui ils portent l’uniforme, des insignes, une kalachnikov à l’épaule. Un terminal Starlink dans le sac à dos fait box Internet en pleine jungle. Les images de charpie de corps après les bombardements de villages par la junte font place à celles d’une foule en liesse, poings levés au ciel vers un avion de chasse en chute libre.
Le 27 novembre dernier, en plein cœur d’un Rangoun sous surveillance étroite, une bannière rouge est accrochée aux grilles du plus important monument du pays, la pagode Shwedagon. « Nous nous reverrons à Rangoun », petit mot d’espoir d’une jeunesse à l’autre, de celle restée en ville à celle qui est partie et dont les étiquettes ont tant changé : d’étudiante en marketing à résistante, d’artiste à activiste, de community manager à réfugié, d’élue locale à ministre en exil.
Une résistance plurielle
La bannière met pourtant le doigt sur un point sensible : les milices ethniques voudront-elles aider à reprendre Rangoun et les basses-terres, comme l’espèrent beaucoup ? Car se battre dans et pour ses montagnes est une chose. Aller au contact de l’armée birmane dans l’immense plaine du fleuve Irrawaddy, tenter de libérer Mandalay et Rangoun en est une autre (et cet objectif est loin de faire l’unanimité). Imaginons qu’en 1944 la libération de Paris ait dépendu entièrement des mouvements séparatistes corses, provençaux, bretons, alsaciens, basques et savoyards, sans soutien allié. Ainsi, défaire la junte birmane sur le terrain militaire dépend des armées wa, chine, karennie, karene, kachine, arakanaise, et bien d’autres.
La résistance birmane est plurielle, mais elle fait face à un ennemi pataud, incompétent et peu imaginatif. L’économie est à genoux, les finances publiques sont exsangues. Le calme qui règne dans les grandes villes cache l’effritement de l’État central, plus absent que jamais dans les campagnes. Le chef de la junte, le général Min Aung Hlaing, avouait mi-novembre que le pays risquait d’exploser.
Un avenir incertain
La faiblesse de la junte interpelle dans les capitales de la région. La Birmanie peut-elle devenir la Syrie de l’Asie du Sud-Est, un État failli et fragmenté ? Déjà, une vidéo montre des Birmans fuyant les bombardements aériens, accroupis contre le grillage de la frontière chinoise tandis que les gardes-frontières lobbent des grenades lacrymogènes. La Thaïlande, qui accueille déjà plus de 3,5 millions de Birmans, veut sécuriser sa frontière mais en face, beaucoup de fortins et check-points sont abandonnés. Un haut fonctionnaire encore en poste à Naypyidaw me demande : « Qu’est-ce qui est pire qu’un État fragile ? »« État failli ? », répond-je. « Oui. »
L’avenir du conflit Birman est plus incertain que jamais, mais les événements des derniers mois marquent une étape majeure. Le projet des généraux de revenir en arrière, à l’ère pré-Aung San Suu Kyi, est un échec. Le pays peut se transformer ou imploser, mais la restauration n’aura pas lieu. Fin mars 2021, je passe une matinée ensoleillée à plat ventre sur mon plancher de Rangoun pour éviter de me prendre une balle perdue. Un ami journaliste qui vient d’entrer en résistance avec femme et nouveau-né m’écrit : « Négocier avec eux c’est jouer de la flûte à un buffle. Plus jamais. »
Par Guillaume de Langre – La Croix – 12 janvier 2024
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