Dien Bien Phu : chronique d’une défaite annoncée – épisode 1
C’était il y a 70 ans… Le 7 mai prochain, le Vietnam célèbrera comme il se doit l’anniversaire de l’une de ses plus éclatantes victoires, une victoire qui constitue – et c’est bien normal – l’un des jalons les plus glorieux de son épopée guerrière du 20e siècle. Pour la France, Dien Bien Phu est à ranger, aux côtés de Waterloo ou de Roncevaux, au nombre de ses plus grands désastres militaires.
Un désastre qui aurait sans doute pu être évité, a-t-on parfois envie de dire aujourd’hui en oubliant peut-être un peu vite qu’il est toujours facile de refaire l’Histoire a posteriori.
1954, donc. La France est engagée depuis 8 ans dans une guerre que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de « sale » et qu’elle sait ne pas pouvoir gagner.
Son adversaire ? Le Vietminh : un rassemblement de combattants nationalistes conduits par Ho Chi Minh et chapeautés par le Parti communiste vietnamien, qui depuis 1949, bénéficie notamment de l’appui et du soutien logistique de la République populaire de Chine.
Un Vietnam indépendant au sein de l’Union française
Cette guerre n’est déjà plus une guerre de reconquête coloniale. En principe, tout du moins. La France a en effet reconnu, et ce dès 1949, l’indépendance du Vietnam, mais dans le cadre d’une « Union française », qui reprend à peu de choses près les termes du protectorat.
L’empereur Bao Daï, qui est le dépositaire de ce Vietnam indépendant, ne nourrit aucune illusion quant à l’autonomie réelle dont il dispose. Plus impénétrable que jamais derrière ses lunettes noires, il passe le meilleur de son temps à Dalat, refusant ostensiblement de jouer le jeu, et alimentant de facto la propagande vietminh, laquelle ne se prive pas de le traiter de roi fainéant et de pantin des Français. Ce même Vietminh considère bien évidemment les accords du 9 mars 1949, ceux-là même qui ont scellé cette pseudo-indépendance, comme nuls et non avenus.
l faut dire aussi que Ho Chi Minh n’a pas attendu le bon vouloir des Français pour proclamer l’indépendance du Vietnam (le 2 septembre 1945 à Hanoï) et donner ainsi naissance à la République démocratique du Vietnam : une République qu’il considère bien évidemment comme une et indivisible.
Les Français, eux, n’en ont cure et veulent croire en ce « Vietnam indépendant au sein de l’Union française » dont ils assurent – ce sont les termes de l’accord – la défense.
« Soyez des hommes, c’est-à-dire : si vous êtes communistes, rejoignez le Vietminh. Il y a là-bas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise. Mais si vous êtes des patriotes, combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. Elle ne concerne plus la France que dans la limite de ses promesses envers le Vietnam et de la part qu’elle doit prendre à la défense de l’univers libre. D’entreprise aussi désintéressée, il n’y en avait pas eu, pour la France, depuis les Croisades. Cette guerre, que vous l’ayez voulu ou non, est la guerre du Vietnam pour le Vietnam. Et la France ne la fera pour vous que si vous la faites avec elle », lance ainsi le général Jean de Lattre de Tassigny à la jeunesse vietnamienne le 11 juillet 1951, à l’occasion d’une cérémonie de remise des prix au lycée Chasseloup Laubat de Saïgon.
Le général de Lattre, le « roi Jean » comme on le surnomme, ira même jusqu’à soutenir la création d’un corps d’armée constitué de supplétifs vietnamiens.
La campagne de recrutement, très mollement soutenue par Bao Daï il est vrai, va rapidement tourner au fiasco : 7.000 hommes, tout au plus, vont contribuer au « jaunissement » – c’est l’expression en vogue, qui préfigure la « vietnamisation » américaine vingt ans plus tard – du Corps Expéditionnaire Français d’Extrême-Orient.
Une « sortie honorable »
Mais revenons-en à 1954. Le général de Lattre est mort depuis 2 ans. Raoul Salan, qui lui a succédé à la tête du corps expéditionnaire, n’a pas vraiment réussi à faire évoluer la situation, ni dans un sens ni dans un autre, et lorsqu’en mai 1953, il faut lui trouver un successeur, le président du Conseil d’alors, René Mayer, fait appel à un parfait inconnu, le général Henri Navarre : à l’homme qui connait le mieux l’Indochine (Salan y aura passé treize ans, en tout, récoltant au passage le surnom de « mandarin »), succède un militaire qui en ignore tout et qui se montre plutôt réticent quant à sa nouvelle mission, laquelle ne consiste plus à gagner cette guerre – le temps des illusions est révolu – mais à trouver, pour la France, une « sortie honorable ».
Henri Navarre, donc. 55 ans au moment de sa nomination en Indochine. Un proche du général Juin, spécialiste du renseignement et du contre-espionnage, promu général de brigade en 1945 après avoir participé à la campagne « Rhin et Danube ».
« Sa mécanique cérébrale, admirable de précision, formée aux raisonnements glacés des synthèses de renseignements, ne voulait connaître que les données techniques d’un problème – les chiffres, les besoins et les calendriers d’exécution – car là s’arrêtait sa compétence de commandant en chef », dira de lui Jean Pouget, son aide de camp en Indochine.
Lorsqu’il met finalement pied en Indochine, le problème qui se pose à Navarre est double : c’est un problème à la fois stratégique et diplomatique. Les grands de ce monde ont en effet décidé de se retrouver à Genève au printemps 1954 : il sera question de la Corée (l’armistice de Panmunjeom a été signé le 27 juillet 1953), mais aussi de l’Indochine. Pour la France, il s’agit d’arriver en position de force à la table des négociations, et quoi de mieux, pour ce faire, qu’une bonne victoire militaire sur le terrain, gage de cette fameuse « sortie honorable » à laquelle Paris s’entête à croire ?
Vo Nguyen Giap, qui est le général en chef des troupes du Vietminh, va lui en donner l’occasion… En octobre 1953, il demande à l’une de ses divisions de choc, la division 316, de quitter la région de Hoa Binh et de se diriger vers la base aéroterrestre de Lai Chau, le but ultime étant la conquête du nord du Laos.
Navarre, lui, comprend rapidement quelles sont les intentions de Giap et décide de le prendre de vitesse en lui barrant la route, mais en un endroit bien précis, une sorte de carrefour stratégique qui se présente sous la forme d’une vaste cuvette entourée de montagnes et qui se nomme… Dien Bien Phu.
Seul endroit plat à des centaines de kilomètres à la ronde, la vallée de Dien Bien Phu est traversée par une rivière, la Nam Youn. Longue de 17 et large de 6 ou 7 kilomètres, elle comporte un petit aérodrome aménagé par les Japonais durant la Seconde guerre mondiale. A noter toutefois que les nuages bas et denses qui recouvrent les lieux en période de mousson, soit mars et avril, rendent l’aviation inopérante.
L’opération Castor
Au matin du 20 novembre 1953, deux bataillons de parachutistes français (dont le fameux 6e BPC de Bigeard) sont largués sur la cuvette. Il y a bien un petit détachement vietminh sur place, mais qui ne fait pas le poids face aux forces françaises et qui est rapidement balayé.
D’autres unités parachutistes sont envoyées en renfort dans l’après-midi et les deux jours qui suivent. Mais le souci le plus immédiat du commandement français, c’est la réhabilitation de l’aérodrome, qui va être effectuée en un temps record grâce au parachutage d’un bulldozer : dès le 25 novembre, le premier avion français se posera à Dien Bien Phu.
L’opération Castor est donc un succès. En apparence, tout du moins. Au sein de l’Etat-major français, les opinions divergent quant au rôle que peut jouer la nouvelle place forte. Le général Navarre conçoit Dien Bien Phu comme une sorte de forteresse inexpugnable, sur laquelle iront se fracasser les assauts du Vietminh. Mais le commandant des troupes pour toute la région nord-ouest, le général René Cogny, imagine quant à lui une sorte de base légère et mobile, propice à un véritable rayonnement.
A partir de cette divergence de points de vue, les relations entre les deux hommes vont se dégrader rapidement : dès le 29 mars, Cogny signifiera par écrit à Navarre qu’il ne souhaite plus servir sous ses ordres.
Mais pour l’instant, nous n’en sommes pas encore là. La vallée de Dien Bien Phu vient tout juste d’être investie et le camp commence à se mettre en place.
Sans le savoir, Navarre vient de mettre le petit doigt dans l’engrenage fatal…
Lepetitjournal.com – 22 février 2024
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