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Guerre du Vietnam, agent orange et RSE : le stade de l’immunité acquise ?

Alors que les textes ayant pour objectif d’accroître la responsabilité internationale de certaines sociétés commerciales se multiplient – avec notamment la directive 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance et la loi de vigilance du 27 mars 2017  – la cour d’appel de Paris a rendu, le 22 août 2024, un arrêt dans lequel la responsabilité d’une dizaine de laboratoires étasuniens était recherchée pour leur production de l’agent orange.

Cette décision s’inscrit dans un contexte historique particulier, celui de la Guerre du Vietnam. La jungle locale permettant aux soldats et partisans de la République populaire du Vietnam d’agir et de se déplacer sans pouvoir être détectés, l’administration étasunienne a décidé de se lancer, dès 1962, dans une opération de défoliation par épandage de divers herbicides, appelés herbicides arc-en-ciel, dont l’agent violet et l’agent orange. Ce dernier, comportant de la dioxine, est considéré comme ayant pu causer des problèmes de santé tels des défauts congénitaux et diverses maladies de peau. De fait, l’agent orange n’a plus fait l’objet d’un usage militaire à partir de 1970.

Une Franco-vietnamienne, exposée à ce produit défoliant durant la guerre du Vietnam, engage alors une procédure pour rechercher la responsabilité civile des laboratoires producteurs de l’agent orange. Le tribunal judiciaire d’Évry déclare en 2021 la demanderesse irrecevable en ses demandes, pour défaut de droit d’agir devant les juridictions françaises. Les magistrats de première instance considèrent en effet que ces laboratoires bénéficient de l’immunité de juridiction. Comme souvent en matière de responsabilité sociétale des entreprises, une question de procédure est d’abord soumise aux juridictions, avant toute étude au fond du litige.

Il n’est donc pas question de vérifier si le triptyque de la responsabilité civile doit être appliqué aux sociétés étasuniennes, mais seulement si les tribunaux français peuvent être compétents.

L’immunité de juridiction bénéficiant aux sociétés privées

La cour d’appel de Paris confirme le jugement de première instance accordant l’immunité de juridiction aux laboratoires. La décision est importante en ce qu’elle octroie à des sociétés commerciales privées le bénéfice d’une immunité qui ne leur est initialement pas destinée.

L’immunité de juridiction est un principe de droit international coutumier au terme duquel un État ne peut être jugé par un autre État. En conséquence, un État étranger – ainsi qu’une de ses émanations ou délégataires – ne peut être jugé devant les juridictions françaises. L’octroi de cette immunité ne dépend pas de la personnalité de l’entité qui en bénéficie, mais nécessite de s’intéresser à l’acte objet du litige. Celui-ci doit relever de l’un des deux critères posés par la jurisprudence (voir par exemple Cass. mixte, 20 juin 2003, n°00-45.629) :

  • Un critère formaliste, par lequel est considérée la nature de l’acte et la forme dans laquelle il a été passé, correspondant à des actes de puissance publique ;
  • Un critère finaliste, par lequel est pris en compte le but poursuivi par l’auteur de l’acte, qui doit avoir été accompli dans l’intérêt d’un service public.

La cour d’appel de Paris devait donc vérifier si la production de l’agent orange, et plus spécifiquement la présence de dioxine dans ce défoliant, pouvait correspondre à ces critères. Deux points sont principalement développés :

D’une part, il était nécessaire d’aborder la question d’une éventuelle autonomie de production. De deux choses l’une : soit les sociétés jouissaient d’une telle autonomie, et leur activité relevait d’une activité purement privée non admissible à l’immunité de juridiction ; soit les sociétés agissaient « sur ordre ou pour le compte de l’État », et leur activité était susceptible de bénéficier d’une telle immunité. Bien que la conjonction « ou » appelle à la vérification d’une seule de ces deux conditions, la cour d’appel de Paris constate d’abord l’évidence, selon laquelle « les sociétés (…) ont agi pour le compte de l’État qui ne pouvait ou ne souhaitait pas lui-même produire l’agent défoliant ». Ensuite, la production entrait dans le cadre d’une loi étasunienne, la Defense Production Act, au terme de laquelle les sociétés étaient requises d’honorer les commandes, sauf à exposer la société à des sanctions financières et ses dirigeants à des peines d’emprisonnement. Enfin, les contrats conclus avec le gouvernement fixaient avec précision la composition de l’herbicide, ainsi que les modalités strictes de contrôle par des agents de l’État. Les sociétés ne bénéficiaient donc d’aucune liberté dans la production de l’agent orange, et donc de l’inclusion de dioxine, de telle sorte qu’elles avaient agi sur ordre de l’État.

D’autre part, les magistrats retiennent que les laboratoires ont communiqué à l’État toutes les informations relatives aux risques liés à la présence de dioxine dans l’agent orange dès que celles-ci ont été connues. Cette présence est due aux préconisations de fabrication du gouvernement et « jugée acceptable » par celui-ci. La transparence fait une nouvelle fois montre que les sociétés privées ont agi sous les ordres de l’État, à qui les informations sur les risques sanitaires ont été transmises en temps utile.

Ayant participé à l’effort de guerre étasunien au Vietnam sur ordre du gouvernement, les sociétés privées ont donc agi dans l’intérêt du service public de la défense, lui permettant d’obtenir une immunité de juridiction. Par conséquent, la cour d’appel confirme la fin de non-recevoir prononcée à l’encontre de la demanderesse en première instance. Celle-ci ne peut alors voir sa prétention étudiée au fond, ce qu’elle conteste, arguant de la violation d’un de ses droits fondamentaux.

Le droit d’accès au juge garanti, malgré l’immunité

La demanderesse, qui constate le rejet au fond d’une class action de victimes vietnamiennes de l’agent orange par une juridiction étasunienne (Cour d’appel fédérale du second circuit, 22 février 2008, Vietnam v. Dow Chemical, 517 F.3d 104 (2d Cir. 2008), argue que la position des juges de première instance la prive de son droit d’accès au juge, tel que consacré par l’article 6 de la CEDH.

Après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, aux termes de laquelle l’immunité des États poursuit un but légitime justifiant certaines restrictions à l’accès à la justice (CEDH, 21 novembre 2001, Al-Adsani c/ Royaume-Uni), mais nécessite une proportion avec l’objectif légitime poursuivi (CEDH, 21 septembre 1994, Fayed c/ Royaume-Uni), la cour d’appel de Paris applique ces critères, avec plus ou moins de développements.

Les magistrats parisiens rappellent une différence fondamentale : le droit d’accès au juge ne doit pas être confondu avec un quelconque droit de voir sa prétention reçue, qui n’existe pas. A cet effet, l’immunité de juridiction accordée par les tribunaux français n’empêche pas la demanderesse de saisir les juridictions étasuniennes, qui semblent procéduralement plus compétentes pour connaître d’une demande formée contre des sociétés immatriculées aux États-Unis, agissant sur ordre du gouvernement fédéral de ce pays. Si le droit étasunien, et particulièrement le Alien Tort Statute (28 U.S.C. § 1350), ne permet pas le succès de la prétention, cela ne signifie pas pour autant que le droit d’accès au juge a été méconnu car seul un juge pouvait conclure au rejet de cette prétention. Que les magistrats français aient conclu à l’irrecevabilité de la demande ne porte donc pas atteinte au droit à l’accès au juge, car il était possible de saisir un for étranger. La cour d’appel de Paris est en revanche moins diserte sur la proportionnalité à la nécessité de favoriser la courtoisie entre États, évoquée – sinon évacuée – en une seule affirmation, laissant le lecteur sur sa faim.

Il ressort donc de cette décision que des sociétés étrangères, agissant sous l’ordre d’un État, peuvent bénéficier de l’immunité de juridiction. Et ce, même si les actes de ces sociétés ont causé de graves dommages, pourvu qu’ils entrent dans le cadre d’un service public, fût-il de la défense dans le cadre de conflits armés. Est-ce à dire que les sociétés d’armement ou autres sociétés de sécurité privée intervenant dans ce cadre pourraient elles aussi bénéficier d’une telle immunité ? La formulation générale de l’arrêt commenté laisse l’imaginer. Est-ce compatible avec le mouvement de fond que représente la RSE ? Il y a lieu d’en douter…

Par Matthieu Zolomian –  CCI Paris Ile-de-France – 25 septembre 2024

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