Rencontre avec Apichatpong Weerasethakul, le cinéaste célébré au Festival d’automne
Auteur de films contemplatifs et énigmatiques, Palme d’or à Cannes en 2010, le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul est mis à l’honneur cet automne, au Centre Pompidou, avec une rétrospective de son œuvre et l’exposition Particules de nuit. Entretien avec un artiste qui n’a cessé d’arpenter la lisière poétique entre veille et sommeil, réel et imaginaire.
En un quart de siècle, le cinéaste et plasticien thaïlandais Apichatpong Weerasethakul a su nous faire décoller du sol avec sept longs-métrages, dont la Palme d’or cannoise en 2010 avec Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), et de multiples installations qui le placent au croisement de l’art contemporain et du cinéma le plus audacieux. D’une douceur extrême, toujours prompt à la rêverie, son travail est aussi hanté par les ténèbres et compose un monde à la fois accueillant et inquiétant.
Alors que le Festival d’automne lui rend hommage à Paris au Centre Pompidou (durant le mois d’octobre 2024) avec une rétrospective de ses films, une exposition et une performance en VR (réalité virtuelle], nous avons rencontré le quinquagénaire qui n’a rien perdu de sa sagacité, et se concentre de plus en plus sur l’essentiel d’une pratique artistique intimement liée à un art de vivre.
L’interview d’Apichatpong Weerasethakul, réalisateur à l’honneur au Festival d’automne
Numéro : À quoi ressemblent vos journées en ce moment, alors que le Festival d’automne s’apprête à vous rendre hommage ? Comment la création s’insère-t-elle dans votre vie quotidienne?
Apichatpong Weerasethakul : Il y a eu un renversement au fil des années. J’ai tendance à produire moins et à vivre plus pleinement. Je m’intéresse moins aux histoires, à la narration. Depuis le Covid, je suis heureux seul, avec les arbres, mes chiens et quelques amis. Tout cela crée les conditions de mon inspiration.
En même temps, je n’accorde plus la même valeur aux termes “création” ou “créativité”. Je trouve qu’on les utilise trop souvent pour leur donner un sens imprécis. Pour moi, tout est une création. Mon travail récent est plutôt consacré à regarder et à capter des mouvements autour de moi. Rien de très intellectuel. Juste des gens, le lever du soleil, le coucher du soleil. Tous les moments sont précieux, rien ne se répète vraiment.
Pourquoi ce changement a-t-il eu lieu ?
Je médite de plus en plus. Je me sens davantage artiste que cinéaste. J’ai toujours fait des films et des pièces artistiques, les deux communiquent parfois. Mais en me consacrant à l’art visuel, je suis dans un rythme qui me convient mieux.
Je dessine, je réalise des films, souvent plus courts. J’ai revu certains de mes longs-métrages en participant à leur restauration, comme Tropical Malady (2004). J’ai compris que je n’étais plus la même personne, car, dans la vie, nous changeons de manière constante. J’aimerais aussi qu’en voyant ou en revoyant mes films, les spectateurs découvrent une nouvelle personne en eux.
Qu’est-ce qui vous a frappé en revoyant Tropical Malady, l’un de vos plus beaux films ?
Me rendre compte de mon attention au récit, au cadre, à tout le langage cinématographique que j’explorais à ce moment-là, cela m’a ému. Il y avait une forme d’innocence et de croyance dans le cinéma, comme s’il représentait tout. Sur ce point, j’ai changé. Je crois toujours dans le cinéma, mais je ne pense plus qu’il a le pouvoir de changer beaucoup de choses. La beauté de la pellicule a disparu.
Travailler en numérique comme on le fait aujourd’hui, dépendre du regard des autres sur les réseaux sociaux, tout cela nous a rendus différents. Je vois moins de films, je dois le dire, ce n’est plus aussi stimulant à mes yeux. Je me suis même fixé une règle : je ne regarde pas de films réalisés après les années 70 ! J’habite dans la montagne, à Chiang Mai, un peu comme un moine.
“Les arts visuels, je les aime quand ils ne sont pas cadrés, quand on y va sans savoir ce qui nous attend. Ce qui est valable pour l’art l’est aussi pour la vie.” Apichatpong Weerasethakul
En plus de la rétrospective de vos films, le Festival d’automne propose l’exposition Particules de nuit et une performance en VR, A Conversation with the Sun. Racontez-nous !
J’aime le mélange. Quand on réalise un long-métrage, la durée est une obligation qui peut limiter. J’ai animé des ateliers où je constate que les étudiants considèrent le long-métrage comme un accomplissement, la forme courte n’étant qu’un premier pas. Personnellement, j’ai réalisé beaucoup de films courts et je donne une valeur immense à l’espace ouvert qu’ils créent. Au Festival d’automne, les spectateurs peuvent créer des liens entre les diverses manifestations de mon travail, des obsessions qui peuvent être les miennes autour de certains sons, de certaines images.
La nuit, par exemple, le lien entre veille et sommeil…
Mon travail opère vraiment dans l’obscurité. Il autorise une forme d’intimité, il agit comme un conducteur des rêves. Pour moi, les images en mouvement servent à cela. Dans l’Atelier Brancusi du Centre Pompidou, qui accueille l’exposition Particules de nuit, je me suis adapté à l’architecture du lieu. D’abord, j’ai commencé par bloquer toutes les entrées lumineuses [rires] pour que les projections soient telles que je les ai conçues.
Je voulais que la lumière vienne des vidéos et se projette sur l’architecture de l’Atelier Brancusi, et qu’ainsi elle le révèle. L’espace d’exposition devient alors comme une chambre noire où le vi:siteur pourrait développer des images, mais intérieurement. Si j’espère quelque chose, c’est que les spectateurs n’aient aucune attente. Les arts visuels, je les aime quand ils ne sont pas cadrés, quand on y va sans savoir ce qui nous attend. Ce qui est valable pour l’art l’est aussi pour la vie.
Cet objectif n’est pas simple à atteindre…
J’essaie d’y parvenir en proposant des œuvres sans histoires et sans but, documentant les personnes et les êtres vivants que je regarde. Tout est ouvert. Face à cela, les gens sont soit très frustrés, soit très libérés. [Rires.]
Vos films se rapprochent déjà de certaines expériences de réalité virtuelle : ils sont très immersifs. En quoi consistera la performance en VR que vous comptez présenter ?
Cette expérience de VR s’avère un peu spéciale car elle se mêle à une expérience de cinéma. Avant de mettre le casque, on voit dans la pièce des écrans qui diffusent des images. La VR vient ensuite. Le même son est là. mais les images sont différentes, nouvelles.
On ne voit jamais tout à la fois, on ne vit pas l’expérience de façon globale. C’est une façon de montrer que la subjectivité est importante quand on entre dans un univers d’images et de son. C’est une expérience proche de celle de mes films. Le plus intéressant a été de me placer en contradiction avec ce que beaucoup considèrent comme l’essence de la réalité virtuelle : la logique du jeu. Aller quelque part, effectuer une mission, fabriquer une histoire…
Ce que je propose est comme un petit théâtre, une narration réduite à des signes et à des moments. On devient une partie d’un décor de théâtre, avec quatorze autres personnes. Ce n’est qu’à la fin qu’on comprend ce qui se passe vraiment.
“Le plus intéressant a été de me placer en contradiction avec ce que beaucoup considèrent comme l’essence de la réalité virtuelle : la logique du jeu.” Apichatpong Weerasethakul
Avez-vous l’habitude de prendre des notes sur vos rêves ?
J’ai commencé il y a une quinzaine d’années. Je ne voulais plus rater cette partie si importante de nos vies que nous négligeons parfois. La logique des rêves est fascinante et je sais qu’elle influence mon travail. La dernière partie d’Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) était tirée d’un rêve. Il y a des images, des enchaînements dans mon travail qui n’existent que parce que je rêve. Un rêve, c’est comme un film, mais il est personnel et n’arrive qu’une seule fois. Il ne faut pas le rater !
À quoi ressemblera votre prochain long-métrage ?
J’ai un projet au Sri Lanka. Je tournerai peut-être d’ici à la fin de l’année 2025. [Selon certaines sources, Tilda Swinton devrait en faire partie et a déjà participé à des prises de vues.] En réalité, le film a déjà commencé, car j’effectue des recherches, je prends du plaisir en visitant le Sri Lanka et je n’ai pas envie que cela s’arrête. Je vais spécifiquement à un endroit nommé Sigiriya où trône une montagne-rocher. Je la gravis sans cesse, je rencontre de nouvelles personnes à chaque fois. Le film est presque une excuse pour aller là-bas. [Rires.] Je ne veux pas raconter une histoire, je veux juste arpenter ce lieu, le regarder. La forme authentique du film viendra d’elle-même, comme cela avait été le cas en Colombie avec mon long-métrage précédent, Memoria. Si le film n’existe jamais, cela m’ira aussi très bien.
Apichatpong Weerasethakul au Festival d’automne. Rétrospective cinéma du 2 octobre au 9 novembre, exposition ‘Particules de nuit’ du 2 octobre au 31 décembre, performance VR ‘A Conversation with the Sun’, du 5 au 14 octobre, au Centre Pompidou, Paris IV°.
Par Olivier Joyard – Numero.com – 4 octobre 2024
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