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«Il y a assez de preuves pour entamer des poursuites contre la junte»: en Birmanie, les crimes de guerre se multiplient

Alors que le pays est plongé dans le chaos depuis le coup d’État de 2021, les militaires au pouvoir commettent des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, faute d’être freinés par la communauté internationale.

C’était un matin comme tous les autres dans le petit village de Khuafo, niché sur une colline de l’ouest birman. L’échoppe à thé ouvrait ses portes, l’église voyait ses premiers fidèles arriver et les enfants se rassemblaient dans la rue pour entamer une partie de chinlon –une sorte de volley-ball qui se joue avec les pieds.

Quand le ciel s’est soudainement mis à gronder, la centaine d’âmes du village n’a pas réagi, trop habituée à entendre passer les avions de chasse de l’armée birmane. Ces derniers bombardent régulièrement Thantlang, une ville en ruines située à quelques kilomètres, où la junte et les groupes armés rebelles de l’État Chin s’affrontent. Ce jeudi 30 mars 2023, les avions tueurs venaient pourtant pour eux.

À 10h30, deux avions de chasse et un hélicoptère de combat de l’armée birmane s’abattent brusquement en direction du petit village. Les bombes pleuvent dans un vacarme assourdissant, rapidement camouflé par celui des impacts. Les maisons en bois volent en éclats, projetant des morceaux de planches tranchantes dans tous les sens. L’église est balafrée par un missile, tandis qu’une réserve d’essence touchée transforme Khuafo en un brasier de flammes et de sang.

L’attaque tue deux enfants de 8 et 12 ans, une mère de 50 ans et sa fille de 15 ans, deux sœurs de 31 et 33 ans, un adolescent de 17 ans (qui succombera à ses blessures) ainsi qu’un jeune couple qui laissera derrière lui un nouveau-né. Un total de neuf victimes, toutes civiles.

Ce type d’atrocités, commises par l’armée envers la population, n’a malheureusement plus rien d’exceptionnel en Birmanie. Depuis le coup d’État de 2021, la dictature militaire, qui a repris le pouvoir après une brève parenthèse démocratique, cible indistinctement les civils, notamment dans les zones où des groupes armés d’opposition font vaciller son pouvoir. Pire, depuis 2023, la fréquence de ces crimes inhumains n’a cessé d’augmenter de manière spectaculaire.

Augmentation des crimes

Tuerie de Khuafo, massacre lors d’un mariage à Mingin, corps brûlés vifs retrouvés à Kya Paing: «Les preuves de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre perpétrés par la junte s’accumulent à un rythme sans précédent depuis le coup d’État», alerte Isabel Todd, coordinatrice du Conseil consultatif spécial pour le Myanmar (SAC-M). Ce groupe indépendant d’experts internationaux en droits humains a été cofondé par trois responsables de l’ONU pour œuvrer à la paix et à la justice au Myanmar.

En août dernier, un rapport accablant du Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar (MEIM), créé par le Conseil des droits de l’homme, a souligné l’évolution effrayante de ces violences. Le Mécanisme a recueilli des preuves importantes de crimes de guerre plus intenses et brutaux entre le 1er juillet 2023 et le 30 juin 2024, y compris des frappes aériennes visant des écoles, des édifices religieux et des hôpitaux sans cible militaire apparente.

Des exactions encore plus atroces ont été attestées, telles que des expositions publiques de corps mutilés et défigurés, ainsi que des décapitations. Selon Myanmar Witness, une ONG spécialisée dans la collecte de preuves de violations des droits humains en Birmanie, environ douze cas de décapitation ont été documentés –ce qui n’est probablement que la pointe de l’iceberg. Par exemple, la tête d’un enseignant a été empalée sur un pic à l’entrée de son école. L’organisation a également recensé plus de 400 cas de corps brûlés avant ou après des exécutions.

«Avant le coup d’État, l’armée appliquait déjà depuis des décennies un mode opératoire de terreur, connu sous le nom de stratégie “des quatre coupes”.»

Isabel Todd, coordinatrice du Conseil consultatif spécial pour le Myanmar

Depuis le début de 2024, le nombre d’arrestations et de détentions a lui aussi explosé. Dans les prisons de la junte, les détenus subissent des tortures systématiques incluant des violences physiques et psychologiques sévères telles que des chocs électriques, des étranglements, la privation de sommeil et des viols collectifs. «Depuis le coup d’État, en moyenne, trois personnes par jour meurent en détention militaire», précise Isabel Todd –notamment des femmes et des enfants.

Cette recrudescence des crimes de guerre coïncide avec un tournant majeur pris par la guerre en octobre 2023, marqué par une coalition de groupes armés ethniques qui ont intensifié leurs offensives dans l’État Shan et l’État Kachin, au nord-est du pays, près de la frontière chinoise, ainsi que dans l’État Rakhine, le long du golfe du Bengale. Divers groupes rebelles, dont certains créés en réaction au coup d’État, ont profité de ces offensives pour prendre le contrôle de vastes portions du territoire, notamment dans des zones où vivent des minorités ethniques et religieuses.

Un nouveau degré d’horreur

Dans ces zones, qui abritent 30% de la population du pays et où des groupes de résistance existaient déjà avant le renversement du régime, les minorités subissaient depuis longtemps les atrocités de l’armée birmane, souligne Isabel Todd. «Avant le coup d’État, l’armée appliquait déjà depuis des décennies un mode opératoire de terreur, connu sous le nom de stratégie “des quatre coupes”.» Cette stratégie vise à maintenir le contrôle d’une zone en coupant les ressources et en terrorisant la population civile, la forçant à se déplacer après l’avoir privée de moyens de subsistance. Cela inclut la destruction des infrastructures et des récoltes, le pillage des fermes et l’incendie des habitations.

Après leur retour au pouvoir, les militaires ont élargi l’application de cette stratégie aux régions à majorité birmane, comme celle d’Ayeyarwady et celle de Sagaing, note Isabel Todd. «Ce qui a changé après le coup d’État, c’est que ces mêmes tactiques ont été déployées dans des régions principalement peuplées de Birmans. L’armée est désormais prête à utiliser ces méthodes contre toutes les ethnies, contre quiconque est perçu comme un ennemi.»

Une autre escalade de la brutalité de la junte s’illustre dans l’utilisation massive de frappes aériennes visant les civils, phénomène qui s’est intensifié au cours de l’année écoulée. «C’est une caractéristique nouvelle qui a atteint des niveaux choquants, avec des attaques quotidiennes sur des villes et des zones civiles où l’armée a perdu le contrôle au sol», ajoute la coordinatrice du Conseil consultatif spécial pour le Myanmar.

Selon le Myanmar Peace Monitor, l’armée birmane a effectué des frappes aériennes pendant plus de 900 jours depuis le coup d’État. Depuis l’offensive rebelle d’octobre, ces frappes ont été multipliées par cinq. Certaines attaques, comme la frappe aérienne de Sagaing en avril 2023 –qui a tué plus de 155 personnes–, ont marqué les esprits, alourdissant le triste bilan estimé à 50.000 personnes tuées depuis le début de la guerre civile.

L’utilisation indiscriminée des frappes aériennes par l’armée sur les infrastructures civiles est, selon plusieurs analystes, moins motivée par la reconquête de territoires que par le déplacement des populations, l’expulsion de communautés et le maintien du chaos dans les zones contrôlées par la résistance. Bien que la junte vacille sur le terrain face aux groupes armés, les déplacements forcés continuent d’augmenter: la Birmanie compte désormais plus de 3,3 millions de déplacés depuis la prise de pouvoir de l’armée.

La dictature birmane n’hésite pas également à faire preuve de cruauté envers ces déplacés internes. «La junte empêche dans la plupart des cas l’aide humanitaire d’atteindre les populations civiles», précise Isabel Todd. Ce blocage criminel vise à isoler les régions dissidentes et écraser la résistance. Coupé du monde, privé de médicaments et affamé, plus d’un tiers de la population a besoin d’aide humanitaire. L’ONU estime que près de 10.000 enfants de moins de 5 ans sont morts de faim dans le pays en 2023.

L’absence d’une juridiction compétente

Les preuves des crimes de la junte sont collectées depuis des années et les violations documentées, souvent par des enquêteurs locaux qui mettent leur vie en danger. «Aujourd’hui, il y a suffisamment de preuves pour entamer des poursuites contre la junte et permettre à la communauté internationale de traduire les dirigeants de l’armée en justice», ajoute Isabel Todd, qui insiste sur l’importance de traiter ces dossiers sans tarder.

«Tant que l’impunité perdurera, il n’y aura pas de fin aux cycles de violence.»

Isabel Todd, coordinatrice du Conseil consultatif spécial pour le Myanmar

«La Birmanie ne dispose pas d’un système judiciaire national capable de mener les procédures nécessaires pour poursuivre les responsables de ces crimes. C’est donc à la communauté internationale d’endosser ce rôle: lorsque la justice ne peut pas être rendue au niveau national, elle doit prendre le relais. Il ne s’agit plus d’obtenir davantage de preuves pour établir la responsabilité, mais de la volonté politique de la communauté internationale d’utiliser les preuves déjà réunies et de passer à l’étape suivante.» Cette prochaine étape nécessite notamment la détermination d’une juridiction compétente pour mener ces poursuites.

C’est là que se pose l’un des obstacles majeurs à la justice en Birmanie. Étant donné que le gouvernement précédent n’a jamais ratifié le Statut de Rome, la Cour pénale internationale (CPI) n’a pas compétence sur ces crimes. De même, les mécanismes internationaux qui collectent des preuves de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre ne possèdent pas l’autorité d’un tribunal et ne peuvent ni engager des poursuites ni abriter ces procédures. «Le Conseil de sécurité de l’ONU devrait, dans ce contexte, renvoyer la situation au Myanmar à la CPI pour lui accorder la compétence, mais cette initiative est bloquée par la Chine et la Russie, qui soutiennent la junte. En l’état, aucun tribunal international n’a la compétence pour juger les crimes commis en Birmanie.»

Actuellement, les instances internationales et européennes se contentent de mesures restrictives et de boycotts. L’Union européenne a par exemple sanctionné vingt-deux entités birmanes, dont des banques contrôlées par l’armée, et 106 personnes, notamment le commandant en chef des forces armées, Min Aung Hlaing. Un embargo sur les armes et les équipements pouvant être utilisés à des fins de répression interne a également été proclamé, incluant l’interdiction d’exporter des biens à double usage destinés à l’armée et à la police des frontières.

Briser la dynamique

Sur le papier, ces sanctions semblent porter leurs fruits. D’après un rapport de l’ONU, le recours de l’armée birmane au système bancaire international pour l’achat d’armes et de matériel militaire a diminué de 33% entre mars 2022 et mars 2023. Cependant, cette apparente victoire masque une réalité différente: sur la même période, l’utilisation par les autorités birmanes des banques thaïlandaises –notamment la Siam Commercial Bank– et des fournisseurs militaires enregistrés en Thaïlande a doublé. Ce stratagème permet à la junte de percevoir des revenus étrangers (grâce, entre autres, au gaz naturel exporté vers la Thaïlande par pipeline) et de financer ses besoins militaires.

Les dernières sanctions, notamment soutenues par les États-Unis, ont visé un tout autre domaine: l’approvisionnement de la junte en carburant d’aviation. Un tel boycott a des répercussions directes sur le terrain: sans carburant, l’armée ne peut pas faire voler ses avions de chasse et ne peut donc pas mener de frappes aériennes contre les civils. Toutefois, la chaîne d’approvisionnement en carburant semble s’être adaptée. Selon une analyse des données maritimes, satellitaires, commerciales et douanières réalisée par Amnesty International, le carburant n’est plus directement vendu à une entité birmane sanctionnée, mais transite par des intermédiaires afin de brouiller les pistes.

Alors que les sanctions restent trop faciles à contourner, certaines entreprises internationales sont également critiquées pour leurs liens avec des compagnies birmanes affiliées à la junte. Récemment, l’avionneur européen Airbus a été accusé par les ONG Justice for Myanmar et Info Birmanie d’avoir du sang sur les mains.

Deux filiales d’AviChina, dont Airbus détient 5% du capital, fourniraient des avions militaires chinois utilisés par l’armée birmane pour bombarder la population. Ce partenariat industriel et technologique serait uniquement axé sur l’aéronautique civile et les services, rétorque Airbus.

Selon Isabel Todd, un boycott, même affectant l’aviation civile, serait pourtant «un moindre mal face aux dommages causés par l’armée à travers l’aviation militaire. C’est un prix juste à payer.» À ce niveau d’horreur, chaque action, chaque boycott a son importance, estime la coordinatrice du SAC-M, qui croit fermement à ces initiatives: «Elles ne vont pas décider de l’issue du conflit, mais elles vont limiter, dans une certaine mesure, la capacité de l’armée à commettre des violations à grande échelle.»

Ces mesures ne suffiront cependant pas à stopper les exactions de la junte. Ne pas agir fermement face à la multiplication de ces crimes revient à encourager leurs auteurs et à renforcer la culture de l’impunité qui persiste dans le pays. «Tant que l’impunité perdurera, il n’y aura pas de fin aux cycles de violence», ajoute Todd. Sans justice ni responsabilité, la paix durable restera hors de portée en Birmanie. Pour l’heure, personne n’a été tenu responsable de quelque crime que ce soit, malgré l’accumulation de dossiers accablants.

Par Robin Tutenges – Slate.fr – 15 novembre 2024

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