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L’incroyable destin de l’hôtel Continental qui a vu tomber Saïgon

Ancien propriétaire de l’hôtel Continental, dans la capitale du Sud Vietnam, Philippe Franchini, de père corse et de mère vietnamienne, a vécu les tumultes de la région. Cinquante ans après la chute de Saïgon, il nous raconte son histoire et celle d’un établissement mythique.

Le 30 avril 1975, à 11h45, un char d’assaut de la 203e brigade de l’Armée du Nord Vietnam enfonce la grille du palais présidentiel. Après vingt ans d’une guerre fratricide, Saïgon, la capitale du Sud, vient de tomber aux mains des communistes. À 150 mètres du palais, l’hôtel Continental, QG de la presse étrangère, a hissé le drapeau tricolore : les assaillants ont reçu l’ordre d’épargner ce bastion du pouvoir français. Ce point de bascule, Philippe Franchini, le propriétaire de l’établissement, ne l’a pas vu : il a quitté le Vietnam quinze jours plus tôt. « C’était un déchirement, j’avais deux enfants, je sentais que ce n’était plus possible », nous explique-t-il aujourd’hui, à l’âge de 96 ans.

À bord du Continental, ce témoin privilégié a traversé toutes les tempêtes de l’Indochine et du Vietnam. Dès 1880, date de sa construction, son palace Belle Époque semblait paré pour le grand large. « Son architecture, fraîchement débarquée des navires, restait imprégnée de l’atmosphère des coursives et des ponts », écrit Philippe Franchini en 1976, dans l’ouvrage culte qu’il lui consacra, Continental Saigon (rééd. Équateurs, 2015). Passage obligé des fonctionnaires et des militaires en partance pour la « brousse », le Continental du tournant du siècle fleurait bon la chasse au tigre et le trafic d’opium. Plus tard, on y croisera l’écrivain-archéologue Victor Segalen, ainsi qu’André Malraux, goûtant aux joies de « l’heure verte », celle de l’apéritif, « quand le bref soir tombait sur les caroubiers ».

En 1930, le palace passa aux mains de Mathieu Franchini, le père de Philippe. Drôle de personnage que ce Corse, venu à 24 ans tenter sa chance en Indochine. À peine arrivé, l’Ajaccien s’éprit de Tam, une jeune fille de la bourgeoisie mandarinale. Les deux familles s’opposèrent au mariage. Philippe Franchini en rit encore : « Chez nous, traditionnellement, on enlève l’élue de son cœur, et mon père a enlevé ma mère à la manière corse… »

La drôle de vie d’un « tête de poulet, cul de canard »

Non seulement les beaux-parents finirent par consentir à l’alliance, mais ils se portèrent garants de leur gendre quand celui-ci décida d’acquérir l’hôtel. Philippe, « l’héritier » né en 1928, avait 3 ans quand sa mère mourut de la tuberculose. Élevé par sa tante venue d’Ajaccio, le garçon mena, à l’hôtel, l’existence douce-amère d’un métis. Les Vietnamiens avaient une expression pour désigner les « sang-mêlé » : dau gà dít vit (« tête de poulet, cul de canard »). Admis au lycée huppé Chasseloup-Laubat de Saïgon, fréquenté quelques années plus tôt par Marguerite Duras, le jeune homme subit le mépris de la société coloniale corsetée dans ses préjugés. « Mais pas des Corses !, précise-t-il. À leurs yeux, j’étais u figliolu di Matteu [le fils de Mathieu], et je me sentais très protégé. »

Tout entier à ses intrigues amoureuses et ses combines politiques, le petit milieu français d’avant-guerre « se berçait d’illusions », se souvient-il. Jusqu’au 26 septembre 1940 : ce jour-là, le Japon défit la France dans le nord du pays, et prit le contrôle de l’Indochine. Désormais, les membres de la redoutable Kempeitai, la Gestapo nipponne, venaient boire leur saké à la terrasse du Continental.

À la fin de la guerre, une succession de coups de théâtre tira Saïgon de la torpeur. Au lendemain de la reddition japonaise, le leader communiste Hô Chi Minh sortit de la clandestinité pour proclamer l’indépendance du Vietnam. Le 2 septembre 1945, un cortège triomphal parada devant l’hôtel, tandis qu’un mois plus tard, les colonnes blindées du général Leclerc débarquaient pour reconquérir l’Indochine « C’était trop tard, constate aujourd’hui Philippe Franchini. Le cordon ombilical avec la France était coupé. » En 1946, le bac en poche, le jeune homme plia bagage, direction la métropole, ou plutôt le « continent », comme disent les Corses. La même année, la France entra officiellement en guerre contre son ancienne colonie.

Le Continental abritait alors la clique bigarrée des militaires, espions et reporters, comme le truculent correspondant de France-Soir, Lucien Bodard. À 2000 km de ce théâtre d’intrigues, dans le camp retranché de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, les Français perdirent la fameuse bataille qui changea le cours de l’histoire. Le mirage de l’Indochine s’évanouissait. Mathieu Franchini, à la barre du « paquebot Continental » depuis vingt-cinq ans, confia à un autre la gestion de son établissement et s’en retourna vers l’île de Beauté.

À partir du 21 juillet 1954, le pays fut coupé en deux : au nord, la république démocratique du Vietnam, communiste sous influence sino-soviétique, au sud, la république du Vietnam, sous perfusion américaine. Entre 1954 et 1955, un million de « nordistes », fuyant le régime d’Hô Chi Minh, déferlèrent sur le Sud. C’est à eux que Saïgon doit l’introduction de la soupe phô, comme si la choucroute avait conquis Marseille… La présence américaine s’intensifia. En 1965, 200 000 GI débarquèrent au Sud Vietnam. La ville se couvrit de bars à filles, aux couleurs criardes. C’est à cette époque que Franchini père rendit son dernier souffle et que Philippe entre prit de reprendre la barre du Continental. À 37 ans, ce peintre et historien de formation, parisien depuis vingt ans, n’était guère préparé à cela : « Le gouvernail était difficile à mener face à la tempête des dollars », admet-il.

Le reporter du magazine « Time » s’installe chambre 307

Trop vétuste pour la clientèle américaine, trop nostalgique pour les Français, l’illustre hôtel avait perdu de sa splendeur. Il restait pourtant au cœur des événements : Pham Xuân An, le correspondant vedette du magazine Time s’y installa, chambre 307.

L’offensive du Têt, déclenchée le 30 janvier 1968, marqua un nouveau tournant. Cette nuit-là, les clients de l’hôtel furent arrachés à leur sommeil par des bruits de fusillade : l’ambassade américaine, située à 800 mètres, était assaillie par le Vietcong, les rebelles communistes du Sud. Au même moment, plusieurs villes du Sud furent attaquées. Les États-Unis reprirent le contrôle, mais les failles de leur défense avaient été exposées au grand jour, et en mars 1973, l’Oncle Sam retira finalement ses troupes de ce « bourbier ».

À la terrasse de l’hôtel, l’heure verte était morose : « Faute de clients, prostituées […] et taxis bavardaient à longueur de journée […], habités d’un désœuvrement mélancolique », écrivit Philippe Franchini dans Continental Saigon. Mais l’apathie ne dura pas. Début 1975, les Nord-Vietnamiens pénétrèrent dans le Sud. En avril, Saïgon fut encerclé. « Le vieux Continental prenait l’eau de toutes parts », se souvient son capitaine. La capitale du Sud céda à la panique : aussitôt, 6000 Américains et 50000 Vietnamiens fuirent le pays en bateau, avion ou hélicoptère. « Comme mon père, parti vingt ans plus tôt, j’ai compris que je devais moi aussi quitter Saïgon », confie Philippe Franchini, qui abandonna le navire mi-avril.

Le journaliste Phan Xuân An, lui, resta sur le pont. Le 30 avril 1975, jour de la chute de Saïgon, il était toujours à son poste au Continental. On apprit peu après qu’il agissait pour le compte du Nord. En remerciement des services rendus, l’espion-reporter fut promu au grade de major général de l’Armée populaire. Quant à Franchini, l’infortuné « tête de poulet, cul de canard », il obtint les seules récompenses accordées aux artistes : le talent et la liberté.

Par Christèle Dedebant – Géo Magazine – 29 mars 2025 

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