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Cambodge : les migrations méconnues qui ont précédé l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges

Le 50e anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges le 17 avril 1975 donne lieu à de nombreuses réflexions consacrées au génocide qui s’est ensuivi. Mais c’est aussi l’occasion de braquer le projecteur sur un aspect méconnu : les migrations depuis le Cambodge au cours des années précédentes, en situation de guerre civile.

On connaît du Cambodge les migrations des réfugiés consécutives au génocide (1975-1979), souvent confondues ou assimilées dans les pays d’accueil aux déplacements parallèles partant des États voisins, le Vietnam et le Laos.

Le nombre des départs, le traitement des personnes déplacées à la frontière thaïlandaise, la mobilisation atypique autour de leur accueil ont focalisé l’attention politique et médiatique. Les dynamiques migratoires antérieures sont, quant à elles, bien moins connues. S’enracinant dans l’histoire de la (dé)colonisation et de la guerre froide, elles sont déterminantes dans la formation des premiers groupements cambodgiens en France, aux États-Unis, au Canada ou en Australie.

Exil politique et politique en exil : des années 1950 à la guerre civile

Dans les années 1950 et 1960, les départs en exil concernaient principalement les milieux anti-coloniaux et réformateurs. Rappelons les faits. Proclamée en novembre 1953 après 90 ans de colonisation française, l’indépendance du Cambodge est ratifiée internationalement en 1954 par les accords de Genève. Écartés des négociations et craignant des représailles, près d’un millier de combattants indépendantistes et de sympathisants communistes de la première heure prennent la direction de Hanoï. Pour eux, la capitale du Nord Vietnam sera à la fois une base de repli, un espace de regroupement et un lieu de formation en matière technique et militaire.

Tantôt roi, tantôt premier ministre, tantôt chef d’État, Norodom Sihanouk domine la scène politique nationale pendant plus de 15 ans. Les mouvements de gauche sont progressivement exclus de la représentation parlementaire et voient leurs effectifs réduits par les vagues de répression. Des stratégies d’opposition en dehors des institutions du régime sont adoptées : certains prennent le maquis, d’autres trouvent refuge en France.

C’est à partir de 1967-1968 que démarre l’escalade politique et militaire qui plonge le Cambodge dans un conflit civil. La guerre qui se déroule entre d’une part le Sud Vietnam, soutenu par les États-Unis, et d’autre part le Nord Vietnam, déborde désormais sur les territoires cambodgiens limitrophes. Dans la capitale, les tensions politiques internes se cristallisent autour de la présence accrue de troupes vietnamiennes sur le sol national, menant à la destitution de Sihanouk au début de l’année 1970 et à l’instauration d’un nouveau régime allié aux Américains : la République khmère.

À l’étranger au moment de cet événement, Sihanouk s’installe en République populaire de Chine et forme une alliance de circonstance avec ses anciens ennemis, les Khmers rouges. Leur insurrection, insérée dans des rébellions localisées contre le pouvoir central, gagne du terrain depuis les périphéries. Un organe de représentation politique est constitué en mai 1970 : le Gouvernement royal d’union nationale du Kampuchéa (GRUNK). Il est composé de proches de Sihanouk qui l’accompagnaient, d’une poignée de diplomates en exercice qui le rejoignent, de personnalités communistes installées à Paris ou ayant pris le maquis. Officiellement basés à Pékin, ses membres sont en réalité dispersés entre la France, la Chine, l’URSS et les zones dites « libérées » au Cambodge.

À Phnom Penh, Sihanouk et ses ministres sont condamnés in absentia, tandis que leurs proches restés au pays connaissent des périodes d’incarcération ou de résidence surveillée pour leurs liens supposés ou avérés avec l’insurrection. Deux des fils de Sihanouk quittent le Cambodge en 1973, l’un pour Aix-en-Provence où il devient enseignant à la Faculté de droit ; l’autre pour Pékin, puis Belgrade, avant de s’installer à Créteil en 1976. S’opèrent aussi des départs vers la France de hauts fonctionnaires se déclarant en faveur du GRUNK.

Si les départs survenant en période de guerre civile (1970-1975) ne concernent plus uniquement des opposants de gauche, il faut aussi tenir compte de ceux qui se politisent à l’étranger et ne sont pas identifiés comme des détracteurs du régime à leur départ. Les luttes qui se déroulent au Cambodge s’exportent en effet dans les espaces fréquentés par les ressortissants. C’est le cas au sein de la Maison du Cambodge à la Cité internationale universitaire de Paris, où se multiplient les tensions entre les étudiants en faveur de l’insurrection d’un côté, les résidents et la direction proches du pouvoir républicain de l’autre. Après la mort d’un étudiant en début 1973, le pavillon cambodgien est évacué puis fermé.

Dans cet environnement fortement polarisé, le choix d’un camp politique tend à s’imposer à tous, y compris à ceux dont les motivations initiales à la mobilité n’apparaissent pas principalement politiques.

Des migrations internes plus nombreuses que les migrations internationales en temps de guerre

En temps de guerre, l’émigration ne se réduit pas aux groupes d’opposants au régime de la République khmère. À partir de 1970, c’est moins le changement des conditions politiques que l’aggravation progressive du conflit qui amène d’autres profils à partir ou à rester à l’étranger. Ces migrations internationales constituent un fait minoritaire par rapport aux catégories internes déplacées.

Les violences de la guerre, dont les frappes aériennes états-uniennes intensives entre 1969 et 1973 visant les troupes communistes vietnamiennes et cambodgiennes, ainsi que la déstabilisation accrue de l’économie par la guerre, provoquent principalement des déplacements à l’intérieur des frontières nationales. Les centres urbains, qui absorbent une grande partie des migrations internes, sont toujours sous contrôle du pouvoir central en 1973, alors que les forces insurgées occupent plus des deux tiers du Cambodge. L’économie s’effondre, avec des pénuries d’essence, de nourriture et de produits de première nécessité ; les prix flambent et les productions agricoles s’amenuisent.

En 1974, les Khmers rouges contrôlent près de la moitié de la population et bloquent toutes les voies de communication terrestres. Dans un tel contexte, ceux qui rejoignent des pays occidentaux disposent de différentes ressources (moyens financiers, bagage culturel, relations sociales), voire ont déjà tissé une familiarité avec l’étranger (liens linguistiques, professionnels, amicaux, conjugaux ou familiaux).

Un continuum entre migrations volontaires et migrations contraintes

L’exil s’inscrit souvent dans des pratiques préexistantes de voyages d’études ou de circulation fonctionnelle. Le contexte de forte déstabilisation tend à pérenniser les déplacements internationaux de diplomates, d’enseignants, de fonctionnaires, d’entrepreneurs, ainsi que les mobilités pour études de jeunes diplômés. Le conflit engendre aussi le départ à l’étranger d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes. Il s’agit pour certains d’éviter l’enrôlement forcé dans l’armée républicaine ; pour d’autres, de se mettre à l’abri des roquettes et obus tirés par les Khmers rouges sur la capitale au cours de différentes offensives pendant les saisons sèches – qui touchent aussi les lieux d’instruction.

La situation continue de se détériorer début 1975, alors que la capitale se retrouve isolée du reste du pays et de nouveau visée par des tirs d’artillerie. Les départs à l’étranger s’accroissent, incluant aussi ceux de hauts dignitaires du régime. Accompagné de Chhang Song, ministre de l’Information de juin 1974 à mars 1975, Lon Nol, président de la République depuis 1972, quitte le pays le 1er avril pour Hawaï. Le président du Sénat devenu président par intérim, Saukham Khoy, et le ministre de la Culture, Long Botta, partent le 12 avril au cours d’une opération d’évacuation par hélicoptères organisée par l’ambassade états-unienne.

D’autres envoient leur famille à l’étranger ou quittent le pays par leurs propres moyens, et ce jusqu’à la matinée du 17 avril.

Avec la chute de Phnom Penh, les ressortissants cambodgiens à l’étranger ne peuvent plus retourner librement dans le pays et leur émigration devient bien plus durable qu’ils ne s’y attendaient initialement. Par exemple, Ouk Thonn, président de la Société khmère de raffinage de pétrole, qui se trouvait en déplacement professionnel, s’installe avec sa femme à Paris, où le couple possède un appartement et où leurs enfants résident déjà.

Des départs de membres d’une même famille échelonnés sur plusieurs années aux départs précipités à l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, en passant par les personnes bloquées à l’étranger, les temporalités et les modalités d’émigration sont variables. La distinction entre migrations forcées et souhaitées paraît peu opérante pour ces exilés, tant les logiques s’entremêlent.

Une estimation encore difficile

Aujourd’hui, il est encore difficile d’estimer le nombre de Cambodgiens dans les pays occidentaux en 1975, du fait des statuts administratifs disparates, des temporalités variables d’arrivée et des cas de migrations secondaires. Les étudiants et professionnels en mobilité semblent représenter une grande partie de cette « première vague » d’exil, aux États-Unis comme en Australie ou au Canada.

Dans le cas des quelque 5 000 Cambodgiens recensés en 1975 aux États-Unis, on retrouve, outre les personnes en formation, des individus évacués ou accueillis face à l’arrivée imminente au pouvoir des Khmers rouges. Par le parrainage des nouveaux arrivants, ceux qui ont poursuivi des études dans les universités d’État californiennes seraient à l’origine de ce qui deviendra la plus importante communauté cambodgienne à l’étranger, Long Beach.

En ne prenant en compte que les titulaires d’un permis de séjour, les Cambodgiens en France seraient passés de 1 016 en 1969 à 3 829 en 1974 (+80 % entre 1972 et 1973). Ils étaient alors très inégalement répartis sur le territoire : à titre d’exemple, Rennes n’aurait compté que 19 Cambodgiens en 1974. Venus initialement en tant qu’étudiants ou sous d’autres auspices, ils ont pu obtenir a posteriori le statut de réfugié, ou rester sous d’autres modalités. Dès le début de la guerre civile, des facilités administratives sont accordées aux ressortissants cambodgiens en France, préfigurant les choix politiques effectués pour les migrations ultérieures.

Par Adélaïde Martin –  The Conversation – 16 avril 2025

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