Le Vietnam de nouveau coincé entre les grandes puissances
Un demi-siècle après la chute de Saigon, le Vietnam se retrouve de nouveau mêlé aux conflits et aux luttes d’influence entre les géants de ce monde.
Ce jour-là, on l’a vu tout en haut de l’affiche que tenait Donald Trump dans la roseraie de la Maison-Blanche. Surnommé par le président le « jour de la libération », l’événement visait à annoncer au monde le niveau des soi-disant « tarifs réciproques » que les États-Unis entendaient imposer à chaque pays en réponse à de prétendues pratiques commerciales déloyales. Alors que les Européens se voyaient menacés de droits de douane supplémentaires de 20 % et le Japon de 24 %, le Vietnam se retrouvait visé par de nouveaux tarifs de 46 %, soit à peine moins que ses voisins indochinois, le Laos (48 %) et le Cambodge (49 %).
« Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’Indochine est, depuis toujours, un carrefour où les grandes puissances se sont rencontrées et qu’elles ont voulu contrôler », explique Christopher Goscha, professeur d’histoire et spécialiste de la Guerre froide en Asie à l’Université de Québec à Montréal. En sandwich entre l’Inde et la Chine, entre les océans Pacifique et Indien, la région est un passage obligé pour qui veut faire du commerce… ou la guerre.
C’était vrai avant la Révolution industrielle en Occident, alors que les deux plus grandes puissances mondiales étaient chinoise et indienne. C’était vrai, beaucoup plus tard, lorsque le Japon a voulu y étendre un empire durant la Seconde Guerre mondiale. C’était aussi vrai lorsque, avant et après, la France a voulu garder coûte que coûte, y compris par la force, son emprise coloniale sur un Vietnam qui aspirait à l’indépendance nationale. C’était encore vrai lorsque les États-Unis ont pris le relais des Français pour maintenir leur influence dans le Pacifique et endiguer l’avancée du communisme chinois et soviétique dans ce qui allait devenir leur « guerre du Vietnam ».
Cette guerre-là commencera en catimini au milieu des années 1950 pour se déployer complètement une dizaine d’années plus tard. Elle s’achèvera officiellement le 30 avril 1975 — au terme d’un retrait graduel des forces américaines — lorsque l’armée du Nord-Vietnam communiste prendra Saigon, la capitale du Sud-Vietnam libéral et capitaliste. Le conflit sera un terrible gâchis.
Un pays déchiré
Les Américains y largueront deux fois plus de bombes qu’il n’en était tombé durant toute la Seconde Guerre mondiale. Le conflit fera entre 1,5 million et 3 millions de morts, un million d’orphelins et au moins une dizaine de millions de déplacés. L’utilisation massive de bombes incendiaires et de défoliant ravagera les humains et la nature dans ce qui sera l’un des premiers « écocides » de grande échelle.
Le Vietnam sort ravagé de ces quelque 30 années de guerres contre le Japon, la France puis les États-Unis, résume Gabriel Fauveaud, professeur de géographie et directeur du Centre d’études asiatiques à l’Université de Montréal. La reconstruction ne sera pas facile, parce que le modèle d’économie dirigée du Nord correspond mal à la réalité du Sud et parce que le pays est divisé entre les Vietnamiens qui ont gagné la guerre et ceux qui l’ont perdu.
Christopher Goscha abonde dans le même sens. « Encore aujourd’hui, on a tendance à oublier ce clivage idéologique qui divisait le pays, souvent même des familles. Oui, bien sûr, on avait affaire à une guerre de libération nationale, mais aussi à une guerre civile, dont le régime au Vietnam n’a évidemment pas envie de parler, mais dont toutes les blessures ne se sont pas cicatrisées là-bas et au sein de la diaspora à l’étranger. »
Cette fracture sera l’un des facteurs qui inciteront environ 2 millions de Vietnamiens et autres Indochinois à fuir vers l’étranger, dont plusieurs périront en mer, mais des centaines de milliers d’autres trouveront refuge aux États-Unis, en France ou encore au Canada, qui en a accueilli près de 200 000, de 1975 au milieu des années 1990.
Toute une région à reconstruire
Le drame de cesréfugiés permet de rappeler la destruction et le chaos qu’a également semé la guerre du Vietnam chez ses voisins cambodgiens, laotiens et thaïlandais. Plus tôt ce mois-ci, on a souligné un autre 50e anniversaire, celui de la capture de la capitale du Cambodge, Phnom Penh, par les Khmers rouges, qui allait inaugurer quatre années de régime communiste autogénocidaire au terme duquel jusqu’à 2 millions de Cambodgiens, soit le quart de la population de l’époque, seront morts d’épuisement, de faim, de maladie, sous la torture ou au gré des exécutions.
La reconstruction du Vietnam, de son côté, prendra un tour nouveau vers la fin des années 1980 lorsque le régime communiste enclenchera une certaine libéralisation de l’économie, similaire à ce que la Chine avait commencé quelques années plus tôt. Le processus s’accélérera après la chute de l’allié soviétique au début des années 1990 — qui marquera aussi la fin d’un conflit militaire larvé avec le voisin chinois — et la mondialisation de l’économie.
À l’image de la Chine, le Vietnam profitera d’abord de sa main-d’œuvre bon marché pour fabriquer des produits à faible valeur ajoutée, comme des vêtements, du matériel de sport et des meubles, pour le compte de compagnies étrangères, notamment chinoises. Son industrie montera graduellement en gamme pour fabriquer de l’équipement électronique, des panneaux solaires ou encore des automobiles. À l’instar d’autres pays de la région, le Vietnam est ainsi passé d’un modèle de développement qui priorise le secteur agraire et l’autarcie, à une économie ouverte sur le monde qui s’appuie fortement sur les exportations manufacturières et l’investissement étranger.
Cette transformation économique s’est encore accélérée avec les efforts de plusieurs pays avancés cherchant à prendre leur distance de la Chine, le Vietnam apparaissant comme une bonne alternative — ou un intermédiaire plus présentable — dans la région. Le pays se retrouve ainsi avec le tiers de ses importations qui viennent de la Chine, et des exportations vers les États-Unis qui comptent pour le quart de son produit intérieur brut.
Trump et ses tarifs
C’est cet arrangement que Donald Trump est en train, consciemment ou pas, de remettre en cause, observe Gabriel Fauveaud. Jusque-là, tous ses prédécesseurs depuis Bill Clinton, au début des années 1990, avaient cherché à normaliser et à resserrer les relations diplomatiques et économiques entre les États-Unis et le Vietnam. Ce rapprochement se voulait, encore une fois, une façon d’affirmer la présence américaine dans une région en développement rapide, en y faisant également contrepoids au géant chinois.
« Avec ses menaces tarifaires contre le Vietnam et les autres pays de la région, Donald Trump vient non seulement compromettre le développement économique de la région, mais aussi 20 ans de cette nouvelle politique américaine d’endiguement », observe Gabriel Fauveaud.
Le Vietnam se retrouve, encore une fois, à faire les frais de sa position stratégique dans la région, note l’expert. D’un côté, il essaie d’entretenir les meilleures relations politiques et économiques possibles avec son puissant voisin chinois, tout en conservant une certaine autonomie et en sachant que chaque coup dur pour l’économie chinoise se répercutera sur lui. De l’autre côté, il est aujourd’hui pris pour cible par l’autre grande puissance politique et économique mondiale censée l’aider à moins dépendre de la Chine.
« On appelle cela la diplomatie du bambou dans la région, explique Gabriel Fauveaud. Ça consiste à essayer de balancer entre les grandes puissances pour en tirer le meilleur parti sans se briser ni attirer les foudres de l’un ou l’autre. C’est très difficile à faire et ça ne s’est pas toujours bien passé. »
Par Éric Desrosiers – Le devoir (.ca) – 30 avril 2025
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